Le vrai Camus

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Michel Onfray sort la légende Albert Camus de la naphtaline. Dans « l’Ordre libertaire », à paraître le 4 janvier, il redonne à l’écrivain préféré des Français toute sa force : anarchiste, anticolonialiste de la première heure et penseur subversif.

n malentendu se dissipe souvent parce qu’un autre s’installe. Une légende s’en va parce qu’une autre la chasse. Cette fois pourtant, un dévoilement décisif semble en cours au sujet de Camus. A l’occasion des 50 ans de sa mort, en 2010, on avait déjà pu mesurer l’incroyable popularité de cet écrivain longtemps voué à l’enfer d’une littérature pour salle de professeurs, et jugé à peu près aussi peu excitant, passé l’âge de 16 ans, que Saint-Exupéry ou Bergson. Grâce à Michel Onfray, le débat se déplace aujourd’hui sur un terrain politique. Rares sont en effet les figures de gauche à avoir eu l’audace de se réclamer de Camus avant les années 80. L’anticommunisme précoce de ce dernier en avait fait un suspect dans son camp. Même crime de lucidité qu’Orwell par rapport au dogme de l’infaillibilité stalinienne, même châtiment que pour l’écrivain et essayiste anglais. C’est ainsi que, chassé de sa famille politique, la rumeur avait fini par faire de Camus un homme du consensus tiède, du compromis petit-bourgeois, de la grande peur des petits Blancs aussi, écartelé entre la justice et les siens sur l’affaire algérienne. On sait que Sartre et ses proches seront pour beaucoup dans cet antiportrait ravageur. Mais même Aron, tout sauf soupçonnable de sympathies bolcheviques, évoquera sans gloire au sujet de Camus une « attitude de colonisateur de bonne volonté ».

Proudhonien et libertaire

C’est un tout autre penseur que Michel Onfray restitue à un large public avec l’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus. Un Camus proudhonien et libertaire, un Camus anticolonialiste de la première heure, un Camus en lutte contre les féodalités financières, un Camus concrètement révolutionnaire, au sens où l’entendait d’ailleurs le sous-titre de Combat, dont il devint rédacteur en chef dans la clandestinité en 1944 aux côtés de Pascal Pia : « De la Résistance à la révolution ». Un Camus dans la rare lignée de ceux qui n’eurent jamais à se défendre d’avoir eu tort avec Sartre ni avec Aron, puisque leur boussole personnelle ne les avait jamais égarés. Un très haut lignage donc, celui d’une gauche à la fois antilibérale et antiautoritaire, toujours aussi peu représentée politiquement en France, et dont nous aurions pourtant plus que jamais besoin. A la fin des années 70, lorsque les antitotalitaires parisiens de la dernière heure, généralement issus du maoïsme mondain, tentèrent d’enrôler l’héritage camusien, ils aggravèrent en effet encore davantage le tort fait à l’auteur de l’Etranger. Ainsi Camus devint-il malgré lui l’icône d’une droite prétendument de gauche, dont le chantage, incroyablement efficace, aura contribué à verrouiller tout le jeu politique pendant plus de trente ans : ou les stock-options ou le goulag, ou l’adhésion au néolibéralisme ou le retour des commissaires politiques en manteau de cuir.

De cette séquence le pays est en train de sortir au prix d’une crise d’une ampleur telle qu’elle oblige à bousculer les impostures les mieux établies. Nul doute que l’audience toujours plus impressionnante du fondateur de l’Université populaire de Caen contribuera à faire entendre en ce début d’année quelques vérités soigneusement enterrées au sujet de Camus. Pour celui-là, le choix du philosophe algérien n’a sans doute rien de fortuit. Fils de femme de ménage comme lui, disciple fervent de Nietzsche comme lui, ayant été frappé par la maladie en pleine jeunesse comme lui, Onfray s’est trouvé aux prises l’an dernier avec une polémique aussi violente, toutes proportions gardées, que celle déclenchée par l’Homme révolté (1951). Huit textes à charge rien que dans le Monde en quelques semaines, pour ne parler que de ce titre, c’est beaucoup, c’est même énorme, quelles que soient les réserves possibles sur sa vision entièrement à charge de Freud. De quoi nourrir une violente empathie, on s’en doute, à l’égard d’un compagnon d’infortune aussi estimable que Camus, psychologiquement tabassé des années durant par une intelligentsia parisienne alors convertie au matérialisme dialectique et soumise aux oukazes sartriens.

Nul doute que les plumes de la droite française ayant pris beaucoup de liberté avec Camus ces dernières années auront un haut-le-coeur à la lecture du livre d’Onfray, un de leurs ennemis idéologiques intimes. Nul doute qu’on y cherchera des déformations, des biais. Mais les textes sont là, eux, et ils sont sans ambiguïté. Camus, membre du Parti communiste français deux années durant, entre 1935 et 1937, avant d’en être viré pour avoir défendu des militants algériens sacrifiés aux calculs politiciens de Moscou, se montrera réellement, à partir de cette date, l’un des plus féconds défricheurs d’une voie socialiste alors très solitaire. A la fois non marxiste et non-violente, mais tout aussi radicale et tout aussi internationaliste. S’exprimant en octobre 1948 au cours d’entretiens avec Nicolas Chiaramonte, Camus, déjà patron de journal à l’heure des premiers stages et écrivain culte à l’heure des premiers brouillons, affirmait : « Les questions qui provoquent ma colère : le nationalisme, le colonialisme, l’injustice sociale et l’absurdité de l’Etat moderne. » Comment être plus clair ? Dès la fin de la guerre, le patron de Combat milite en effet pour une « vraie démocratie populaire et ouvrière », prône l’émancipation de l’Indochine et, ce qui sera une surprise pour beaucoup de lecteurs, pour celle de l’Algérie aussi, exigeant la libération de « tous les hommes qui dépendent de l’Europe ».

Les années n’assagiront pas l’auteur des Lettres à un ami allemand, qui prônait en 1948 la réalisation urgente d’« Etats-Unis d’Europe ». Dans le journal l’Express, fin 1955, soit cinq ans avant sa mort, Camus allait jusqu’à militer pour l’abolition de la condition salariale, évoquant « ceux qui désirent que le cadre national soit dépassé », ajoutant : « je suis de ceux-là ». En lisant les très nombreux textes exhumés ici, on découvre donc un Camus aux antipodes du petit costume de souverainiste droitier, platement bien-pensant, qui a été amidonné pour lui depuis quelques années. Un Camus qui puise son inspiration dans le génie libertaire espagnol et dans la Commune de Paris, dans toute cette tradition « qui chemine toujours sous les apparences de la défaite, et portera l’homme plus loin que n’a pu le faire la révolution de 1917 », écrit-il.

Ni résigné ni réformiste

Un Camus qui méprise radicalement le pouvoir et note dans ses Carnets, en 1937, que « ceux qui ont une grandeur en eux ne font pas de politique ». Un Camus qui refusera les invitations à l’Elysée et s’avouera refroidi par le cynisme du général de Gaulle lors de leur unique entrevue (Albert Camus, une vie, d’Olivier Todd), un Camus qui se plaignait déjà à la fin des années 50 que « le monde d’aujourd’hui soit composé pour trois quarts de policiers ou d’admirateurs de policiers ». On n’en trouvera que plus drôle, ou plus accablant, c’est selon, que le ministre de l’Intérieur perpétuel devenu le président de l’oligarchie la plus débridée de l’après-guerre, Nicolas Sarkozy, ait pu tenter d’« inviter de force » Camus à titre posthume, songeant à faire entrer celui-ci au Panthéon il y a deux ans, en plein débat fantoche sur l’identité nationale.

C’est peu de dire que la question politique a été mal traitée chez Camus. Même des biographes aussi bien intentionnés qu’Olivier Todd en font généralement un social-démocrate résigné, un vague compagnon de route de l’anarchisme rallié au réformisme mendésiste, la quarantaine passée. Ainsi que Jean Daniel le rappelait pourtant déjà dans Avec Camus (Gallimard), en 2010, les causes de son appel ponctuel à voter en faveur de Mendès France – geste soit dit en passant tout ce qu’il y a de plus honorable – sont connues et indissolublement liées à la question algérienne. Contrairement à une calomnie bien établie en effet, Camus ne croit plus à l’Algérie française depuis les événements de Sétif et Guelma en 1945. Mais il pense en revanche qu’un modus vivendi peut encore être trouvé. Il veut croire qu’une éclatante réparation peut encore être accordée aux musulmans algériens sans avoir pour cela à pousser à la mer le peuple européen d’Alger. Et, pour éviter une guerre totale, il mise beaucoup sur le volontarisme républicain et l’intégrité de Mendès. Celui-là aussi devra renoncer on le sait, et bientôt plus rien ne pourra endiguer le jusqu’au-boutisme des pieds-noirs et le manichéisme du café de Flore qui, après être entré sur le tard dans l’affaire, jouera sans états d’âme la politique du pire.

Contrairement à Sartre en effet, Camus n’attendra pas le milieu des années 50 pour lutter contre l’injustice du code de l’indigénat, pointer l’horreur d’une justice de classe coloniale et dénoncer le régime d’apartheid d’une école qui sépare les Européens des Kabyles. Dès sa série d’articles mythiques sur la misère en Kabylie, dans Alger républicain à la fin des années 30, Camus fustige « le mépris généralisé où le colon tient le malheureux peuple de ce pays ». A ceux qui en douteraient encore, on conseillera la lecture d’Actuelles III, recueil de ses chroniques algériennes écrites entre 1939 et 1958. De l’Ethiopie mussolinienne jusqu’aux massacres de Madagascar (opérés par la troupe française en 1947), où « nous faisons dans ces cas-là ce que nous avons reproché aux Allemands de faire », Camus s’est toujours insurgé contre le colonialisme. Ce mal dont Hannah Arendt fera dans les Origines du totalitarisme, parues la même année que l’Homme révolté, l’une des sources intimes du mépris terminal pour la vie qui irriguera les deux grands systèmes politiques criminels du XXe siècle. C’est dire si ceux qui, en 2005, virent d’un oeil goguenard et même plutôt clément un projet de loi scélérat sur le « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » sont aujourd’hui peu fondés à se réclamer de ces deux penseurs à certains égards jumeaux.

Refus du meurtre légal

Jamais l’armée française n’aurait dû fouler le sol algérien en 1830, observe Camus. Seulement voilà, maintenant des innocents y vivent depuis plusieurs générations. Pas des « colons » abstraits, pas des fascistes en puissance, des enfants comme les autres, un petit peuple de salariés et de commerçants comme les autres, des gens comme les autres, comme ces descendants d’Africains aujourd’hui parqués dans les banlieues françaises, et que certains aimeraient également renvoyer de l’autre côté de la Méditerranée, agitant la menace sinistre d’une « contre-colonialisation », comme le fait désormais Renaud Camus, un tout autre Camus. Fils d’une mère illettrée et sourde, élevé dans le quartier pauvre de Belcourt, Albert Camus, qui dut quasiment apprendre le français littéraire comme une langue étrangère, ne pouvait évidemment pas se percevoir « comme l’héritier d’une longue histoire d’oppression coloniale », rappelle Jean Daniel, qui vécut une amitié de près de dix ans avec l’auteur de la Peste. Tout était donc en place pour le grand malentendu de Stockholm. Etrangement, on n’en a toujours pas fini de s’expliquer avec la phrase fatale de l’après-Nobel, prononcée à la volée, en 1957, sortie de son contexte et minablement exploitée par ses nombreux ennemis : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » En finira-t-on un jour ?

Comprise comme une déroute de la pensée et un repli douillet sur les « siens », cette phrase aura au fond servi de viatique secret à toutes les années 80. Au retour à une morale « raisonnable », à un repli sur le gros bon sens, à un mol humanisme médiocre, à la diabolisation de tout idéal, à la dépolitisation générale. Pauvre Camus, devenu l’étendard de toute une résignation bourgeoise qui l’avait toujours écoeuré. Conformément au combat d’une vie entière, ce que signifiait en réalité par cette phrase l’auteur de Réflexions sur la guillotine (1957), toujours aussi économe du sang des autres, c’était sa non-résignation à la mort décrétée au nom d’un prétendu cours de l’histoire, sa fin de non-recevoir à l’égard du meurtre légal, son refus catégorique de l’assassinat qui, ciblé ou aveugle, est toujours décidé par des « justes » autoproclamés, comme le terroriste Stepan Fedorov, dans sa pièce de 1949. Ainsi que le montre ici Michel Onfray, ce n’est pas sa mère, et encore moins les paras français, que Camus défendait alors contre « la patience du couteau » de Fanon et Sartre, ou contre la violence inéluctable de l’histoire défendue même par un Merleau-Ponty, c’était la vie humaine. La vie qu’il n’est permis à personne de prendre dans la morale paganiste austère de Camus. Même à un collaborateur méprisé entre tous comme Brasillach, dont il signera la demande de grâce. Même à un poseur de bombes du FLN, puisqu’on sait que l’écrivain parviendra à sauver de nombreuses têtes à la prison Barberousse d’Alger. « Disons-le clairement, écrivait encore récemment Robert Badinter dans sa préface à Albert Camus contre la peine de mort (Gallimard). Il est avec Victor Hugo l’écrivain français qui a joué le plus grand rôle dans le combat pour l’abolition. »
On ne saurait donc trop remercier Michel Onfray de permettre ainsi d’entamer l’année électorale avec un Camus repolitisé, un Camus sorti de sa gangue inoffensive et rendu à son scandale.

Outre la localisation très serrée de la position de l’écrivain au sein du spectre anarchiste, on trouve aussi parmi les morceaux de bravoure de cet exercice d’admiration passionné une interprétation de l’Etranger totalement inédite et très convaincante. A la lumière du sceptique grec Pyrrhon, Onfray parvient ici à redonner un lustre à l’une des oeuvres pourtant les plus commentées au monde. Un roman qui, du chanteur des Cure jusqu’à l’ex-président George Bush, aura vu se revendiquer de lui les fans les plus étonnants.

C’est là du reste la grande revanche de Camus, qui pensait que, contrairement à lui, Sartre aurait des commentateurs. Non seulement l’Etre et le néant a aujourd’hui presque aussi peu d’exégètes chez les universitaires que l’Homme révolté, mais, contrairement à Sartre, Camus, lui, a de vrais enragés. Toujours aussi nombreux et toujours plus fervents. Sartre, l’intellectuel total que la France s’était un temps capricieusement choisi, est tombé dans l’opprobre, parfois même dans l’oubli. Camus, lui, n’aura cessé de gagner l’estime et le coeur de toute une nouvelle génération de lecteurs et d’auteurs, dont Laurent Binet et Ollivier Pourriol, qui signent depuis la rentrée dans les pages culture de Marianne, sont aujourd’hui des représentants.

Lumineuse aussi, il faut insister là-dessus, l’atmosphère nietzschéenne qui baigne le livre entier d’Onfray. Car le penseur de Zarathoustra, Friedrich Nietzsche, le plus français des philosophes allemands, fut le véritable inspirateur de Camus. Le seul à l’avoir jamais véritablement influencé, ainsi que l’écrivain l’affirmera orgueilleusement en 1950 dans une lettre à sa maîtresse, l’actrice Maria Casarès. Ce que Camus aime le plus en Nietzsche ? Le pessimiste qui refuse de s’avouer tel. Le malade qui, jusque dans la plus insurmontable affliction, sait encore tendre de toutes ses forces vers la joie. Le désillusionné radical qui ne s’illusionne pas sur le fait qu’une liberté retrouvée réside toujours dans le consentement à de nouveaux devoirs. Camus a un jour avoué n’avoir jamais pu lire sans pleurer le récit de l’effondrement mental définitif de Nietzsche dans une rue de Turin, suspendu au cou d’un cheval brutalisé. Ce n’est pas non plus sans émotion vraie qu’on apprend ici que, lorsque la Facel Vega de Camus s’écrasa contre un platane le 4 janvier 1960, tuant sur le coup l’écrivain, son cartable noir projeté dans un champ boueux contenait, outre le manuscrit inachevé du Premier homme, un exemplaire du plus beau des livres de Nietzsche, le Gai Savoir.

L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, par Michel Onfray, Flammarion, 602 p., 22,50 €.

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