Le séparatisme, reflet d’une Europe qui ne fait plus rêver

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Catalogne Indépendance
Catalogne Indépendance

Tout ce que l’Europe compte de nationalistes et d’indépendantistes régionaux semble s’être donné rendez-vous en 2014. L’an prochain, les mouvements nationalistes de Catalogne, d’Ecosse et de Flandre veulent, en effet, se compter pour obtenir un Etat. Les Ecossais sont les plus avancés : ils tiennent déjà la date de leur référendum – le 18 septembre 2014, ils voteront pour ou contre leur divorce d’avec Londres. Les Catalans bataillent encore : Madrid leur conteste formellement le droit d’organiser un référendum d’autodétermination et l’atmosphère est à l’affrontement. Les Flamands de la N-VA de Bart De Wever n’ont pas ce problème : ils misent sur les élections législatives pour réussir une démonstration de force.

En Europe de l’Ouest, ces trois régions ne sont évidemment pas les premières à revendiquer un Etat. Mais là où l’IRA, en Irlande du Nord, et l’ETA, au Pays basque espagnol, pariaient sur les armes, le Parti national écossais (SNP), l’Alliance néoflamande (N-VA) et, pour la Catalogne, Convergence et Union (CiU) et la Gauche républicaine de Catalogne (ERC), fondent leurs espoirs de victoire sur des processus politiques démocratiques. Il n’est pas dit que ces revendications aboutissent demain, mais la démonstration de force du 11 septembre – une chaîne humaine de 400 km a alors traversé la Catalogne – atteste la réalité de la montée de cette aspiration qui bouscule les Etats et l’Europe.

NATIONALISMES RÉGIONAUX VIVIFIÉS

Cette étonnante conjonction d’initiatives peu ou prou séparatistes ne résulte pas de la simple maturation d’un processus linéaire. « Pendant cent ans, le nationalisme catalan a été le seul nationalisme européen qui ne s’est pas posé la question de l’indépendance, souligne l’historien Joan Baptista Culla, professeur à l’Université autonome de Barcelone. La Catalogne était le centre économique, elle avait besoin du marché espagnol et cela passait par un Etat commun. Un changement radical s’est produit ces deux ou trois dernières années. » Aujourd’hui, sous la pression des républicains indépendantistes, la CiU, la grande fédération nationaliste de centre droit qui, de 1980 à 2003 et depuis 2010, gouverne l’organisation politique de la communauté autonome de Catalogne, la Generalitat (« Généralité »), est tentée de faire le grand saut – du moins certains de ses membres.

En diluant certains attributs de l’Etat, l’intégration européenne a vivifié ces nationalismes régionaux. « Il y a trente ans, nous avions en partage avec les autres Espagnols une monnaie, des frontières et un service militaire, observe Jordi Alberich, directeur général de l’influent Cercle d’economia de Barcelone, proche des milieux d’affaires. Plus rien de cela n’existe. Pour la génération des moins de 40 ans, les liens avec l’Espagne sont moins forts. » D’autant que les Catalans n’étudient plus dans la même langue que les autres Espagnols et que leurs principaux médias audiovisuels s’expriment en catalan. L’évolution est très semblable pour les Flamands en Belgique, elle est moins marquée pour l’Ecosse, qui a la livre en partage avec le reste du Royaume-Uni et où les deux langues locales, le gaélique écossais et le scots, ne sont parlées que par une petite minorité.

« AFFADISSEMENT DE L’IDÉAL EUROPÉEN »

Si les nationalismes régionaux profitent du fait que la construction européenne a dépossédé l’Etat du monopole de l’exercice de la puissance publique – dire le droit et battre monnaie -, ils prospèrent dans des monarchies qui, comme le relève Frank Tétart, docteur en géopolitique, « n’ont pas réussi à se réaliser en tant que nation ». La construction nationale de l’Espagne, au XIXe siècle, a été un « échec », souligne José Marti, professeur de philosophie du droit à l’université Pompeu Fabra de Barcelone. Le nationalisme, ajoute-t-il, « a longtemps été le synonyme du progressisme car la construction unitaire de l’Espagne renvoyait au franquisme. C’était une construction oppressive et sectaire ».
Dans les années 1990, poursuit-il, le morcellement de la Yougoslavie et de l’URSS, qui ont abouti à la création de nouveaux Etats, a donné une nouvelle impulsion au nationalisme régional. « Si l’Union européenne reconnaît de nouveaux Etats, de quel droit nous dit-elle non ?, demandent, depuis, les nationalistes catalans, note le constitutionnaliste et ancien eurodéputé Olivier Duhamel. La montée de l’indépendantisme est aussi une conséquence de l’affadissement de l’idéal européen, notamment aux yeux des jeunes. La mondialisation a conduit à des crises identitaires, l’Europe aurait pu apparaître comme une réponse mais son incapacité politique à peser sur la scène mondiale, par exemple, l’a disqualifiée comme idéal. Les jeunes ne se disent plus : l’Europe, c’est notre avenir. »

LA «GLOCALISATION»

Président de l’Alliance libre européenne, qui regroupe de nombreux partis régionalistes de l’UE, Eric Defoort, ancien professeur d’histoire à l’Université catholique de Bruxelles et ancien cofondateur de la N-VA, estime que les tentations séparatistes sont liées à la mondialisation. « Les gens ont besoin de «localisation», affirme-t-il. Ils veulent avoir un contenu dans lequel ils se reconnaissent. C’est ce que l’on appelle la «glocalisation». » Pour Anne-Marie Thiesse, directrice de recherche au CNRS, ce mouvement n’est pas incompatible avec l’ouverture au monde. « En Ecosse, l’accent est mis sur la culture et son insertion dans les réseaux internationaux, comme en témoigne le Festival international du livre d’Edimbourg. Ces nationalismes veulent jouer l’ouverture, les valeurs contemporaines de connexion, de réseaux. Ils prennent en compte des processus de la mondialisation. » On est bien éloigné de l’acception traditionnelle française du nationalisme, qui, souligne Frank Tétart, renvoie à « une dimension xénophobe ».

Si la perspective nationaliste séduit autant, c’est aussi parce que, en période de crise, elle paraît plus souriante que les discours européens sur l’austérité. « L’Espagne ne présente quasiment que des obligations négatives : réduire le déficit, combattre la corruption, faire maigrir l’administration, diminuer les salaires, appauvrir les services publics, relève le philosophe espagnol José Luis Pardo. Nous avions un projet : construire des Etats-providence. Nous l’avons perdu. Dans le même temps, la Catalogne propose un rêve : le droit de décider de l’indépendance. C’est une illusion, mais certaines conduisent à la victoire. » Le président du gouvernement catalan, Artur Mas, va jusqu’à comparer la lutte pour la « liberté » de la Catalogne avec le combat pour les droits civils des Afro-Américains de Martin Luther King.

ARGUMENTS ÉCONOMIQUES

A cet « idéal » politique, s’ajoutent des arguments économiques. « Avec la crise, nous avons vu surgir un mouvement indépendantiste aux fondements purement économiques, remarque l’historien catalan Joaquim Coll, vice-président de l’Association des fédéralistes de gauche. Le gouvernement catalan a développé un discours populiste qui affirme que l’Espagne pille la Catalogne ou que l’indépendance ferait baisser le chômage de 10 points. La sécession est présentée comme une solution à la crise. » La Catalogne et la Flandre sont, en effet, bien dotées économiquement, et l’Ecosse peut tirer profit des ressources pétrolières de la mer du Nord.

Ce nationalisme new-look n’en pose pas moins des défis redoutables sur le plan du droit et de la décision démocratique. Car les sociétés dans lesquelles il prospère sont loin d’être unanimes. Selon les sondages, entre 40 % et 50 % des Catalans se disent aujourd’hui favorables à l’indépendance (après avoir plafonné à 20 % pendant près de trente ans), mais les taux n’atteignent que 15 % en Flandre et environ 30 % en Ecosse. Quelle valeur conférer aux votes si la participation est faible ? S’ils semblent conditionnés par la crise ? S’ils sont conjoncturels ? Et comment accepter que la Catalogne, l’un des moteurs économiques de l’Espagne, mette en péril l’ensemble du pays sans que le reste des Espagnols aient leur mot à dire ?

« TOTALITARISME SOFT »

L’écrivain Javier Cercas estime ainsi que le référendum réclamé par les séparatistes catalans est illégitime. Dans une tribune publiée le 15 septembre par El Pais, il a dénoncé un « totalitarisme soft » : selon lui, le « droit à décider » revendiqué par les indépendantistes n’est pas en soi un concept démocratique. Ce qui l’est, c’est l’expression d’une opinion dans les conditions prévues par la Constitution et la loi. « On ne peut pas appeler au respect du cadre constitutionnel quand celui-ci est discrédité », réplique le philosophe basque Daniel Innerarity. Il sait bien que les affaires de corruption qui touchent les partis politiques, les administrations et les institutions espagnoles ont miné la confiance des Espagnols dans leur système de représentation.

– Cecile Chambraud

Journaliste au Monde
– Sandrine Morel

Journaliste au Monde

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