Moi, Boualem Sansal, je réponds à la lettre ouverte de Jean Daniel

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Sansal
Boualem Sansal

Cher Jean,
Dans ta lettre, tu me parles des ambassadeurs arabes à Paris et de leur attitude dans l’affaire du prix du roman arabe 2012.

Je reconnais bien là ton élégance d’esprit et de cœur, jamais prise en défaut. « L’ennemi est à terre, laissons-lui la vie sauve, aidons-le à se relever », sembles-tu dire à propos de ces éminents diplomates. Tu trouves que la sanction est passée, ils ont été assez secoués par la démission du jury et la charge des médias. Ils sont embarrassés, dis-tu, ils n’étaient pas vraiment unanimes, et leur refus de me remettre le prix qu’un jury souverain m’avait loyalement décerné, finalement, loin de me causer du tort, m’a servi, il a fait de moi une star.

Dans ces États, les écrivains censurés

Tu es un maître pour moi, cher Jean, et je tirerais plaisir et honneur à te suivre dans ce raisonnement, mais je ne le peux pas, je ne veux pas être élégant, cela me tuerait de l’être. Je te rappelle que dans les États que ces ambassadeurs représentent à Paris, ville des lumières et de la littérature jusqu’à nouvel ordre, on censure les écrivains, on les surveille à les rendre fous, on les veut obéissants et obséquieux et, quand il plaît au chef, on les jette en prison, on les force à l’exil, et il arrive qu’on les pende.

Combien sont-ils à vivre encore dans leurs pays ? Aucun ou très peu, c’est la preuve que la situation est grave. Toute sa vie, ton ami Kateb Yacine le magnifique a été en butte à leurs méchancetés et il en est mort et à ce jour, son nom est interdit de cité. Pareil pour ton autre ami, l’immense Arkoun, honoré dans le monde entier, à qui le gouvernement algérien a refusé une simple tombe dans son petit village de Kabylie. Il est enterré à Rabat et on peut dire qu’il manque doublement aux siens.

N’oublions pas que parmi lesdits ambassadeurs, il y a celui qui représente Bachar El Assad, celui qui représente El Bachir, celui qui représente Bouteflika, celui qui représente les Saoud, celui qui… j’en tremble, il y a une année il était parmi eux, le représentant des Kadhafi père et fils !

Haine incommensurable

Ne nous trompons pas, le fond de l’affaire n’est pas Boualem Sansal, ni sa visite en Israël, ni ses vilains papiers, ni la Palestine, encore moins les Palestiniens, de tout cela ils se fichent comme d’une guigne, le fond, le vrai, le seul, c’est la haine incommensurable, dévorante, que ces gens portent à Israël, dans laquelle ils veulent nous embarquer tous, comme si Dieu le leur avait ordonné, comme s’il n’y avait de vie sur terre que dans la mort de ce pays. C’est cela, j’ai attenté à leur belle et merveilleuse Haine, élevée au rang de religion, avec sa profession de foi, ses sacrements, ses excommunications, ses mises à mort, et son clergé, c’est-à-dire eux, qui font et défont les lois et les vies. Si j’étais revenu d’Israël vomissant de dégoût et tremblant de colère, ils m’auraient médaillé et promu écrivain de génie.

Je suis heureux que tu cites Montherlant. Lui s’était converti à l’Algérie, le sait-on ? Il a écrit un livret sur Alger que tous les Algériens, de quelle que nationalité qu’ils soient et où qu’ils se cachent dans le monde, devraient posséder et apprendre par cœur. Son titre seul suffit pour le rendre indispensable à chacun : « Il y a encore des paradis ».

Le dandy comte de Montherlant était venu à Alger pour quelques jours (la vie en Europe lui pesait, nous sommes dans les années 30, Hitler polluait l’atmosphère), et il est resté cinq longues années, chaque jour un peu plus entiché de son paradis. Il découvrit une vérité :

« Il existe une sorte de loi, qui veut que, lorsqu’un écrivain de valeur aime avec passion certain pays ou certain peuple, et que ses livres respirent cet amour, ce pays ou ce peuple, lui réponde par de l’animosité. »

Notre pays ou la vérité ?

Voilà cher Jean, nous en sommes là, il nous faut haïr pour être dans les bonnes grâces de nos amis. Tu en sais quelque chose, tes amours t’ont valu bien des critiques, ton amour pour l’Algérie, ton amour pour Israël. Et ma foi, on peut le comprendre, aimer très fort un pays, un peuple, c’est le distinguer, c’est l’élever dans son cœur au-dessus des autres, pour, toujours, être plus dur envers lui, et parfois, seulement parfois, être prêt à tout lui pardonner.

Qui aimes-tu le plus, ô étranger, notre pays ou la vérité ? La question a-t-elle une réponse autre que celle que lui a donnée Camus ? Ce Camus que tu portes si haut dans ton cœur, comme aussi tous les écrivains d’Algérie, Kateb, Mimouni, et les nouveaux, comme moi, que tu reçois si généreusement, dès lors qu’ils passent à Paris et sont à portée de ton téléphone. C’est ainsi que j’ai partagé avec toi quelques bons repas riches en goût et en fraternité, chez toi, rue Vanneau, et dans tes bureaux au « Nouvel Observateur ». C’est émouvant comme tout, ces agapes en famille, pour les méditerranéens de « Là-bas » que nous sommes, pétris dans l’émotion.

Tu parles de l’hommage que nous t’avons rendu à Sciences Po. C’était un grand jour, je m’en souviens, j’étais très ému. Lakhdar Brahimi et Elie Barnavi ont été magnifiques et très justes. Je ne crois pas, pour ma part, avoir été brillant, du moins le cœur y était, mais qu’importe en vérité, le public n’était pas là pour nous, il venait t’écouter, toi, t’entendre décrypter pour eux les complexités du monde et leur donner quelques pistes pour trouver le chemin de l’espoir.

Tu étais impressionnant, seul sur la scène, assis sur une chaise devant une table d’écolier, parlant à voix basse à un public que tu as tenu en haleine une demi-heure durant. C’est étrange, j’en étais fasciné, tu leur parlais de ce qui obscurcit le monde et le rend inintelligible et dans leurs yeux brillait une lumière. « L’art est l’apothéose de la solitude » disait Beckett. Face au public, fut-il ami, on est seul. Mais après tu fus tellement entouré que nous qui t’avions rendu hommage fûmes oubliés, personne n’est venu nous questionner pour apprendre quelque chose de nous. « Devant l’arbre, on est dans l’ombre » aurait dit un proverbe africain.

Notre arme : l’indépendance

Il reste la question délicate de la récupération. Tu as bien raison, s’en garder est harassant, combattre ces gens manipulateurs et fourbes est en plus plein de dangers. Ils se sont donné tous les droits, y compris celui de tuer, et affirment les tenir de Dieu. Notre arme, l’indépendance, est bien dérisoire devant leur folie, mais bien assumée, publiquement, elle suffit à les tenir à distance. Comme dans la corruption qui ne fonctionne que si le corrupteur rencontre un corruptible, il n’y a de récupérateurs que parce qu’il existe des récupérables. Ils peuvent évidemment attenter à notre vie, mais c’est là une autre histoire.

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