Pour un think tank sur Tamazight

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Tamazight
Enseignants de Tamazight

CONTRIBUTION (TAMURT) – Après une phase d’anesthésie ayant suivi la dernière révision constitutionnelle, le débat sur l’identité et la langue amazighes a été réamorcée à la faveur de la protesta de la jeunesse suivie de cet inespéré moment de grâce chargé d’annonces dont une à forte valeur symbolique, Yennayer est désormais consacré journée chômée et payée.

En attendant de voir si les engagements du pouvoir sur l’élaboration prochaine d’une loi organique avec création d’une académie amazighe seront tenus, il est essentiel que le débat puisse continuer entre les différents composantes de la mouvance amazighe pour clarifier les objectifs et les enjeux que soulèvent ces questions, tant il est vrai qu’après la répression, s’affirme maintenant une volonté de mainmise et de récupération du fait amazigh.

Dans cette entame de débat public et au vu des différentes interventions sur les journaux, sites, réseaux sociaux et chaines de TV, se pose la question sur ce qu’on veut vraiment faire de la langue amazighe dans le contexte algérien.

Quelle place pour Tamazight dans le contexte sociolinguistique algérien?

Veut-on que tamazight soit essentiellement le vecteur et le marqueur du recouvrement de l’identité amazighe de l’Algérie? Dans ce cas, la généralisation et l’enseignement obligatoire de cette langue de façon uniforme à tous les Algériens aussi bien amazighophones qu’arabophones est la priorité. On doit cependant  accepter les conséquences de ce choix exclusif : compte tenu du centralisme jacobin de l’Etat algérien, de la réalité démographique et de la prédominance de la langue arabe, nul doute que tamazight sera minorée dans sa pratique à l’image de sa position dans la Constitution.

Le système éducatif étant l’indicateur de la place politique des langues dans un pays, le choix de la  langue d’instruction n’est pas une question uniquement pédagogique, mais une question éminemment politique. En raison de l’institution d’une école unique et du contexte politico-sociolinguistique, l’enseignement des matières continuera de se faire en langue arabe, pérennisant de ce fait sa domination en rendant son usage nécessaire pour accéder aux différents domaines d’activité.

Tamazight, aussi généralisée et obligatoire soit-elle, sera réduite à une langue du patrimoine relevant bien plus du symbolique témoignant effectivement de notre appartenance identitaire, mais sans fonction sociale vitale, elle sera inéluctablement condamnée à terme à la disparition. À cet égard, l’exemple de la langue kabyle est édifiant. Celle-ci est fort heureusement encore vivante notamment  dans le pays profond, véhiculant différentes expressions culturelles (chanson, cinéma, poésie, littérature, etc.). Mais il est incontestable que le nombre de locuteurs est en régression exponentielle malgré la constitutionnalisation de tamazight et son enseignement scolaire présent depuis une vingtaine d’années. La transmission naturelle est en déclin dans les familles notamment en milieu urbain, d’autant qu’il  n’y subsiste en son sein qu’une dernière génération monolingue. N’étant plus dans les conditions antérieures de protection, Taqβaylit est menacée par un environnement poussant à sa substitution par d’autres langues perçues comme plus « utiles » à la vie actuelle dans la cité.

Veut-on que tamazight soit une langue qui donne accès à la vie active, gage de pérennité et qu’elle soit capable d’exprimer toutes les facettes de la modernité ? Dans ce cas, il faut admettre la réalité de la territorialité des langues et considérer que tamazight est la langue propre des amazighophones. A ce titre, les locuteurs ne doivent pas être dépossédés de leurs droits collectifs relatifs à la gestion de leur langue, en arguant, même si c’est positif en soi, que c’est le bien de tous les Algériens.

Cela suppose un changement de paradigme institutionnel. Tamazight n’échappera à la disparition que si elle a un statut de première langue sur son aire primaire et qu’elle bénéficie de la mise en place d’institutions permettant une politique d’aménagement autonome propre au territoire. C’est le creuset nécessaire pour la sortir de la zone de risque, l’état de vulnérabilté de tamazight étant telle qu’il faut de grands moyens et une volonté que seul peut donner cet affect particulier pour la langue maternelle. Il est donc vital de l’instituer comme langue d’enseignement pour la mettre en capacité de transmettre les savoirs fondamentaux dans tous les domaines qu’elle peut assurer selon la progression de son développement. C’est la condition pour créer une nouvelle donne linguistique dans laquelle il sera nécessaire de maitriser tamazight pour accéder à des secteurs de la vie active où son usage est possible.

La loi organique à souhaiter est celle qui rassemblerait ces deux visions, la généralisation d’un savoir linguistique en tamazight pour donner une assise identitaire à l’algérianité, favoriser l’intercompréhension entre Algériens et ainsi renforcer la cohésion nationale, mais en même temps, si on veut donner un avenir à tamazight, il faut asseoir sa primauté sur son territoire, tout en lui assurant  plus que pour toute autre langue, les moyens nécessaires à sa protection et à son développement pour une réelle mise à niveau.

Cet objectif ne peut être atteint que si le système éducatif, socle de toute politique linguistique, est repensé. Le postulat de « l’école unique », instrument de déculturation dans les sociétés plurales doit être remis en question. Une école égalitaire et équitable pour tous est plus adaptée à la réalité sociolinguistique algérienne, à l’image de ce qui se fait dans les pays plurilingues (Suisse, Canada, etc.).

Si les deux langues officielles doivent être obligatoires sur tout le territoire algérien, la place des langues, langue d’enseignement/ langue enseignée, doit être différente selon l’aire territoriale linguistique : tamazight langue d’enseignement, l’arabe langue enseignée dans les zones amazighophones et l’arabe langue d’enseignement et tamazight langue enseignée dans les zones arabophones. Les variétés des langues amazighes sont à respecter en attendant l’harmonisation par l’usage et par le travail académique qui atténuera progressivement les différences.

Par ailleurs et dans l’idéal, les amazighophones résidant en territoire arabophone (et vice versa) doivent pouvoir bénéficier, s’ils le souhaitent et si leur nombre est pertinent, de ce droit à une école différenciée.

Cette refondation structurelle de l’administration des territoires et du système éducatif implique d’en finir avec les postures idéologiques et de prendre en compte la diversité du paysage langagier algérien composé de tamazight et de ses variantes, de l’arabe-dérija et l’arabe littéral et du français. Le statut de la langue française, sujet tabou, est révélateur de l’aberration de la politique linguistique. La langue française est considérée comme une langue étrangère alors qu’elle est très ancrée dans la société et qu’elle est dans une co officialité non avouée avec la langue arabe dans le domaine institutionnel (textes officiels, documents d’identité  etc.), contrairement à tamazight, langue officielle, qui en est absente. L’école algérienne a été défrancisée et arabisée par ceux-là même qui s’empressent  de scolariser leur progéniture dans les établissements français. Il est souhaitable de mettre un terme à cette hypocrisie, lourde de conséquences et de reconnaitre que la langue française est devenue, tout comme la langue arabe, une langue algérienne que les Algériens ont intégrée, algérianisée, ce d’autant  qu’elle est nécessaire au développement du pays et à son ouverture au monde.

Ceux qui prétendent qu’une seule langue unit tous les Algériens sont dans le mensonge, la manipulation et l’exclusion. Ce qui fait l’unité des Algériens est la combinaison variée de ces langues selon leur région, les alliances familiales et le degré d’instruction. Des langues véhiculaires assurant le lien entre les communautés linguistiques sont certes nécessaires mais il ne demeure pas moins que ces communautés existent avec leurs univers linguistiques qui sont à respecter et qui ne relèvent pas d’un choix délibéré mais de la conséquence de l’histoire mouvementée du pays.

Cela est possible en sortant des aliénations hégémoniques présentes dans les courants de pensée dominants, y compris dans une certaine pensée berbériste, qui craignent la différence et peinent à reconnaître la réalité de la pluralité des langues et des cultures des communautés ou peuples constituant la nation algérienne.

De quoi tamazight est-elle le nom ?

Au-delà de l’aspect proprement linguistique, ces questions renvoient à ce que nous sommes et à ce que nous voulons devenir et interrogent fondamentalement notre conception de la Nation et de l’Etat.

Tamazight ouvre une vision d’espérance pour l’avenir car elle a pour nom vérité quant à notre profondeur historique; elle met un terme à la falsification du passé, aux idéologies meurtrières, à la haine de soi dans une société malade de vouloir être ce qu’elle n’est pas.

Tamazight est l’héritage de nos ancêtres qui ont résisté, génération après génération, aux aléas de l’histoire et qui se sont sacrifiées pour nous faire parvenir une des plus anciennes cultures de l’humanité.

Tamazight a pour nom la résilience pour ces Amazighs déculturés, déracinés, égarés, amalgamés, qui viennent au bout de leur odyssée, souvent trop longue, s’y ressourcer et retrouver leurs origines et leur dignité d’Amazighs  enfin libérés. L’un des plus beaux textes sur la personnalité amazighe, « L’éternel Jugurtha » de Jean Amrouche trouve ici sa démonstration éclatante.

Tamazight est aussi la clef pour appréhender le présent sans mutiler le passé ; elle témoigne de la diversité des langues et cultures façonnées par l’histoire, loin de l’essentialisme arabo- musulman. Elle ouvre, de fait, la voie aux valeurs de la démocratie qui passe par une déconstruction/reconstruction d’une Algérie moderne, multiculturelle, respectant ses composantes, apaisée et réconciliée avec elle-même. Elle appelle à la refondation de la Nation et de l’Etat pour faire enfin de l’Algérie officielle une émanation de l’Algérie réelle.

Tamazight appelle aussi à une recomposition géopolitique régionale.  L’Algérie est au centre d’un mouvement de reberbérisation d’une aire régionale naturelle et historique qui est le territoire de Tamazgha, entité qui reste à définir et qui englobe les terres des peuples amazighs d’Afrique. Ce mouvement identitaire, né en Kabylie il y a près d’un siècle, est une dynamique en marche, et parce qu’il est dans le sens de l’Histoire, rien ne l’arrêtera.

Tamazight est le défi linguistique de demain. Pour la renaissance et la revitalisation de la langue, l’objectif  est certes plus difficile à atteindre d’autant que le temps presse et que le rétrécissement des aires linguistiques s’accélère, mais avec de la détermination, beaucoup de travail et une politique volontariste, nous arriverons à lui éviter l’extinction et à lui donner l’avenir qu’elle mérite après tant de siècles de résistance. Son destin est entre nos mains et c’est principalement en Kabylie qu’il se joue, en raison de l’homogénéité et de la densité du peuple locuteur kabyle, de la conscience qu’il a du danger de disparition et de sa capacité de mobilisation, résultat de sa tradition de luttes politiques  C’est le combat du moment car les pouvoirs publics seront dans l’obligation de composer avec la diversité linguistique du terrain. La bataille à mener est dans l’instauration d’un système éducatif propre à la Kabylie avec la création d’une école kabyle plurilingue dotée d’une base d’apprentissage en Taqβaylit pour permettre à l’enfant de se construire dans sa culture et ses valeurs, en cohérence avec sa famille, en congruence avec son environnement et son histoire. L’équation est, à mon sens, d’une logique implacable : si on veut sauver tamazight, donnons-nous les moyens de passer de  « tamaziyt di lakul », à « lakul Taqβaylit ».

De la nécessité d’un « think tank »

Toutes ces questions qui déterminent notre devenir sont à mettre dans le débat, lequel débat nous concerne tous. Ce texte ne traduit qu’une opinion. Bien entendu, d’autres regards et points de vue existent en fonction des compétences, des convictions et du parcours de chacun.

Les problématiques sont très complexes, aussi bien sur le plan purement linguistique (aménagement, standardisation, graphie bien que cette dernière soit tranchée par l’usage en Kabylie) que sur le plan de la politique linguistique et de ses conséquences institutionnelles : quelle politique serait efficace et adaptée ?   Un changement institutionnel est-il nécessaire? Si oui, lequel? La décentralisation ? L’autonomie régionale ? Le fédéralisme ? Quelle faisabilité face à un pouvoir très autoritaire pour qui  le rapport de force  prime sur toute démarche démocratique?

C’est pourquoi se ressent le besoin d’un laboratoire d’idées que peut représenter un « think  tank » pour regrouper des compétences, des spécialistes en linguistique, en politique linguistique, des pédagogues, des acteurs culturels et politiques,  des transmetteurs de mémoire (souvent les femmes monolingues), etc.

C’est un lieu pour colliger les réflexions  et les propositions souvent intéressantes mais éparses, un espace d’enrichissement mutuel, d’échange de savoirs, de partage des expériences, d’écoute des expertises étrangères, ce qui suppose de savoir travailler ensemble, de lever les préjuges, de comprendre les divergences et de rechercher les points d’accord.

De ce rassemblement fécond naitront nécessairement des éléments de convergence comme il semble s’en dégager déjà dans les prises de parole de certaines personnalités du monde berbérisant. Comme tout «  think tank », ce cadre se doit d’être indépendant des pouvoirs publics et des chapelles politiques, ce qui n’empêche aucunement les acteurs politiques de venir débattre de leurs projets.

Le but est de servir la société en produisant des documents de réflexion et de proposition de solutions sérieuses et crédibles adaptées à la situation. Ces propositions, conseils et recommandations seront à la disposition de la société civile et politique, décideurs compris. Les conclusions de ces travaux sont à débattre et à expliciter, sous différentes formes de communication avec  toutes les couches de la  société. Les organisations politiques pourront intégrer les propositions qui les intéressent dans leur programme  La population concernée, informée et consciente des enjeux,  peut, si elle y adhère, s’en saisir et  se mobiliser autour d’objectifs bien compris.

Enfin, le rôle de l’élite étant vital dans une société en devenir, ce cadre permettra à celle-ci de reprendre sa place, place, il est vrai, qu’elle a souvent désertée,  et d’assumer sa responsabilité d’éclaireur de la société et surtout de la jeunesse, lui évitant  ainsi l’engrenage des impasses tragiques.

Malika Baraka
Membre fondatrice du RPK

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