Wassyla Tamzali : «Les réformes ne peuvent être efficaces qu’après un changement de la nature du pouvoir»

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Wassyla Tamzali
Wassyla Tamzali

– Depuis quelques mois, les pays arabes sont marqués par des révoltes et des soulèvements populaires contre les pouvoirs en place. A votre avis pourquoi ces peuples se soulèvent-ils aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a changé dans ces sociétés arabes ?

Deux choses en préalable, d’abord une question de vocabulaire. Beaucoup refusent le terme «arabe» qui ne couvre pas la réalité de ces pays, mais là c’est une question récurrente. Enfin plus ponctuellement : il faut rappeler avec force que depuis le début des indépendances de ces pays, des femmes et des hommes ont été en résistance aux pouvoirs en place. Cette résistance pour la liberté et la démocratie s’est exprimée sous de nombreuses formes : sociale, politique, culturelle, féministe aussi.

Il y a toujours eu dans le monde arabe des résistants aux pouvoirs autoritaires, aux partis uniques. Les meilleurs d’entre nous ont été obligés à l’exil. Les autres vivent dans un exil intérieur. Le pire des exils. Dans ces mouvements, ces révolutions, les formes de résistance portées par des intellectuels, des militants associatifs et politiques, des artistes, des citoyens plus généralement trouvent enfin une résonance populaire en Egypte, en Tunisie et dans de nombreux autres pays de la région. Tous ces mouvements ont en commun de dire : «Non au souverain», pour reprendre Michel Foucault. Pourquoi ça ne s’est pas passé avant, et partout ? Pourquoi dans ces pays et pas ici ? Cette interrogation est d’autant plus pressante que l’Algérie a longtemps été considérée comme un pays révolutionnaire et à l’avant-garde de la région !

Devant les 6 millions de personnes qui affluèrent vers la place Tahrir, nous avons pu ressentir un sentiment de frustration, celui d’être privés de la fête du printemps. Mais voilà, en Tunisie et en Egypte, la protestation populaire et ce courant constant de résistance et de contestation démocratique et libertaire se sont rejoints dans une alchimie magique. Pourquoi aujourd’hui ? Sans doute parce qu’enfin, 50 ans après les indépendances, la jeunesse d’aujourd’hui s’est libérée des entraves dogmatiques nationalistes qui ont plombé notre jeunesse à nous, les enfants de l’An I des indépendances. Notre cadre de pensée c’était le nationalisme. Pas celui de nos pères, hélas ! Mais celui des vainqueurs. Un nationalisme post-colonial marqué autant par la lutte contre l’occupant que la lutte pour le pouvoir entre les différentes factions à l’intérieur des mouvements de libération. L’évolution qui nous a conduits d’un nationalisme moderne à un nationalisme identitaire, imprégné de religion et de luttes intestines, commence à être décryptée.

Le mouvement de décolonisation était un mouvement inscrit dans un cadre progressiste en Tunisie, en Egypte, en Syrie, en Irak avec le parti Baath qui était un parti laïc, et en Algérie. Ce sont les idées de la révolution universelle qui vont caractériser les élans des nationalistes et le soutien international à leurs luttes. Rappelons la magnifique exposition au MaMa sur les peintres internationaux et la révolution algérienne. Les diplomates de la résistance algérienne ont largement utilisé les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

A l’ONU, quand nous nous exprimions, nous réclamions notre liberté, non parce que nous étions musulmans ou que nous étions de culture différente des Français, mais au nom des principes humanistes et universels. Ces dérives se sont manifestées déjà pendant la période de la guerre de Libération. Il suffit de comparer le texte de la Soummam et celui de Tripoli. Le nationalisme identitaire et religieux a pris le pas sur le nationalisme républicain et universel. Cette dérive s’approfondira, se transformera en dogme après l’indépendance. On passera d’un populisme socialiste et tiers-mondiste des premières années à une conception rigide de la nation avec la religion comme contrôle social et l’anti-occidentalisme comme fédérateur commun. Un anti-occidentalisme de façade, à usage populaire, puisque nos relations marchandes, de pétrole entre autres, se font avec l’Occident, principalement l’Amérique et la France, et que c’est là aussi que nos nouvelles «élites» se soignent et forment leur relève. L’utilisation de la Palestine, la mémoire de la guerre, de la colonisation seront mises au service de cet anti-occidentalisme.

Dans la foulée, on diabolisera certaines valeurs que l’on décrétera occidentales : la liberté, la démocratie, le féminisme, la liberté de conscience. Ces thèmes pourront être réactivés à volonté, même parmi les intellectuels «en résistance». On l’a très bien vu avec la guerre d’Irak. Saddam Hussein qui était honni par toute la classe intellectuelle arabe va être défendu par les mêmes. Cela ne marche plus avec les jeunes ! On n’a entendu aucun slogan nationaliste, ou anti-occidental, ni pro-palestinien, ni islamiste d’ailleurs. Véritablement on tourne une page.

– Mais pourquoi cela n’a pas pris en Algérie ? Sommes-nous toujours réceptifs à ce discours nationaliste débridé ?

Je ne le crois pas. Ici aussi, nous sommes dans le passage d’une époque à une autre. Au grand dam de ceux qui essaient d’empêcher l’histoire d’avancer. Mais pourquoi il ne se passe pas en Algérie la même chose qu’en Tunisie ou en Egypte ? N’oublions pas que ce qui arrive dans les pays de la région s’est passé chez nous en 1988. Cela a fini par un bain de sang. Mais ce n’est pas la violence qui a arrêté le mouvement, ce sont les réformes. On comprend les résistances, voire le refus de cette méthode en Algérie, au Maroc, en Egypte également où sur fond de révolution, on assiste à un même processus que dans l’Algérie de l’année 1988. L’expérience est là. En 1988, nous avons été nombreux à croire que les réformes nous mèneraient à la démocratie. La suppression du parti unique devait inévitablement changer les structures du pouvoir, pensions-nous. Le réveil fut rude. Avec le temps, les réformes se sont révélées être des manipulations, ou du moins elles ont permis toutes les manipulations. Par un long, intelligent et subtil processus, «la transition démocratique» culbuta par la reprise en main de la vie politique, la résurgence du modèle ancien et ajoutons, sans les flonflons et les discours qui accompagnaient la première époque. Seule la presse tira, en partie, son épingle du jeu.

– Ces erreurs justement peuvent-elles servir aux révolutions égyptienne et tunisienne ?

J’ai peur qu’en Egypte l’armée soit tentée par le même scénario. On voit bien que dans ce pays la partie n’est pas gagnée et que l’ancien système est là et qu’il tient les rênes du pouvoir. «Pour que rien ne change, il faut que tout change» : la leçon politique du Guépard de Visconti. L’expérience des Algériens ne peut servir en rien aux Egyptiens, par contre elle mine les espoirs de changement des Algériens. D’où l’impossible rencontre entre les émeutes et les résistants de la société civile. Cela ne veut pas dire que la jeunesse algérienne, comme celles des autres pays, ne soit pas sortie du post-colonialisme. La jeunesse algérienne n’est plus réceptive aux discours nationalistes et passéistes. Ce qui nous paralysait n’existe plus. Il y avait à mon «époque» une certaine ambiguïté dans les rapports réciproques de la jeunesse et du pouvoir. Ma génération était exclue du pouvoir au prétexte qu’elle n’avait pas fait la guerre, mais la génération au pouvoir n’était pas très éloignée d’elle par l’âge et d’une certaine manière par la culture et les aspirations.

Nous étions face à des «jeunes gens» qui pensaient par certains côtés comme nous. Surtout dans les cercles privés. Un exemple de cette «promiscuité» : quand les étudiants s’étaient enfermés pour protester à l’intérieur de la fac centrale d’Alger en mai 1968, on entendait dire certains responsables politiques, sincères et mal à l’aise dans cette confrontation avec eux-mêmes : «Mais c’est notre date d’anniversaire à nous, c’est nous qui avions fait la grève en mai 1956.» Il y avait dans la classe politique algérienne au pouvoir, dans ces premières années, une ambivalence vis-à-vis de la jeunesse, de la révolution, de la liberté, etc. Tant et si bien que nous avions oublié que la politique est le champ d’affrontement ou de confrontation de rapports d’intérêt. Tant et si bien que la vie politique en Algérie s’est vidée de sa substance. Avec le temps, ce qui constitue la politique a été nié et remplacé par une croyance aux rapports de force nus.

– La clé est donc dans la réhabilitation du politique. Mais comment y arriver ?

Aujourd’hui, le constat est qu’on ne croit plus à la politique pour régler les problèmes. Tout le monde utilise les rapports de force dans lesquels il se trouve et renforce ainsi la manière d’exercer le pouvoir. Tout un chacun a un carnet d’adresses, avec une connaissance à la wilaya, une autre à la banque, à la police ou la gendarmerie, à l’hôpital, au tribunal. On ne croit pas à la vertu de la loi, on ne croit pas à la politique, on croit aux pouvoirs de ce qu’on appelle encore «les responsables», un mot qui nous vient du vocabulaire de la clandestinité, à celui qui est plus haut dans la hiérarchie et qui peut régler mon problème. C’est le quotidien des Algériens. Jusque dans les propositions de réformes aujourd’hui du gouvernement, on retrouve cette démarche, un donné pour un rendu. Jusque dans les négociations qui se bousculent en réaction aux émeutes et manifestations sporadiques, on retrouve cette démarche. Les «réformes» ne sont pas dictées par un projet politique mais par une appréciation des rapports de force en présence.

Le pouvoir est dans la négociation-marchandage. On a atteint un niveau caricatural. Il suffit de défiler pour voir son salaire augmenter. C’est l’argent des générations à venir qui est dépensé. Le pétrole et le gaz ne durent pas toute la vie. Les Norvégiens ont fait un fonds pour les générations de 2050 avec les surplus du pétrole. Je crois que c’est Churchill qui disait : «La civilisation, c’est planter un arbre sans avoir l’espoir de se mettre à son ombre.» C’est cela aussi la politique. Aujourd’hui, on a l’impression qu’on essaye de colmater un bateau qui prend eau de toutes parts sans savoir où il va. Ça peut marcher un temps, l’Algérie a beaucoup d’argent, mais ça ne règle pas le problème de fond. «L’histoire se fait et ne se reforme pas.» C’est la leçon que nous avons héritée de nos pères qui se sont engagés dans la lutte de libération. Quand notre lutte a commencé, la France s’est lancée dans des réformes, on a mis en exécution le plan de Constantine, on a appliqué la loi sur la nationalité, etc. Les réformes ne peuvent être efficaces qu’après un changement de la nature des rapports de pouvoir, la nature du pouvoir. Voyez le casse-tête du Maroc. Comment faire le changement si le chef reste un chef sacré et de droit divin ? Faire des réformes dans ce cas, comme dans le cas de l’Algérie, c’est rester dans la même séquence de temps. Or, ce qui est attendu, espéré, demandé, c’est en finir avec cette période post-coloniale. La décolonisation c’est fini. C’est de l’histoire qui ne fait plus sens pour notre présent. C’est la grande leçon que nous donne la jeunesse arabe et le sens du mouvement «Dégage !». Un mouvement que personne n’avait vu venir, justement parce qu’il n’obéit pas à un processus réformateur. C’est cela l’histoire en marche. Pour échapper à sa signification, certains présentent ce mouvement comme un mouvement social. Le déferlement d’argent en Algérie peut-il arrêter le cours de l’histoire ? Peut-être. Combien de temps ?

-N’est-ce pas l’expression d’un décalage entre gouvernants et gouvernés ? Ils n’ont pas les mêmes références ni les mêmes objectifs …

Décalage est un euphémisme. Je pense que les dirigeants de la Tunisie et de l’Egypte savaient parfaitement ce que souhaitaient leurs peuples, leurs espoirs et leurs désirs. Mais ils s’y opposaient, car ils savaient que s’ils faisaient droit à ces attentes, il leur faudrait partir. Ce n’est pas un décalage, c’est un conflit d’intérêts, une opposition entre les intérêts de la nation et ceux de ses dirigeants qui pratiquaient l’exclusivité du pouvoir dans une forme monarchique avec tout ce que cela comporte : main basse sur les richesses du pays, sacralisation de ses représentants, succession sous contrôle, etc. Les peuples exclus du pouvoir se sont exprimés dans le désespoir par la seule manière que les structures de ces pouvoirs leur ont laissée : la rue, l’affrontement avec la violence, voire la mort, l’immolation. Ces formes désespérées s’ajoutent aux anciennes formes, individuelles, mais toutes aussi désespérées : exil, émigration, harga… En Algérie, il semblerait que ce «décalage», comme vous dites, ne se soit pas clairement et massivement ressenti. Une grande partie de la société civile reste dans l’espoir d’une démarche réformatrice. On n’a pas encore vu la jonction entre le ras-le-bol populaire et la résistance des élites. En Tunisie, la marche des avocats pour défendre les jeunes qui se faisaient tuer dans le sud du pays a donné sa marque au mouvement, et a fortement contribué à son extension, à sa généralisation et à sa signification. On est passé de l’émeute à la révolution. En Algérie, il y a eu des grèves des corps de métiers ou de segments de la société civile pour des revendications sectorielles, et c’est resté en l’état. Ceci dit, il faut savoir que l’on peut descendre dans la rue pour le prix des tomates et que ça peut mettre en marche un mouvement qui n’était pas prévu. Un catalyseur et un détonateur qui provoquent l’entrée dans une nouvelle séquence historique.

– Qu’est-ce qui fait défaut en Algérie ? Est-ce le discours politique qui n’arrive pas à capter l’intérêt de la masse ?

Peut-être, sans doute, en partie ! Mais est-ce la raison ? On peut faire une analyse après coup d’un événement historique, mais on ne peut pas dire avant ce qui va permettre de… et rechercher ce qui manque ! Et puis chaque pays est différent, et si les révolutions arabes sont parties d’un tronc commun : «Dire non au souverain», elles portent la marque des régimes renversés. Ainsi en Tunisie et en Egypte, l’élément déclencheur est le ras-le-bol populaire. Mais la durée en Tunisie est assurée par le discours politique produit par les résistants au régime de Ben Ali sur l’événement. L’élite politique tunisienne a tout de suite pris sa place dans le cours de l’événement. L’intervention de l’armée ne vient qu’en troisième lieu. En Egypte, il y a eu le ras-le-bol populaire et presque en même temps la décision de l’armée. On a entendu les écrivains, les journalistes, quelques féministes, mais les discours politiques peu. L’ancien directeur général de l’Agence nucléaire est un homme respectable mais isolé, et le secrétaire général de la Ligue arabe, qui est un homme du sérail, était opposé à Moubarak pour des questions de rivalité de pouvoir et non pour des questions idéologiques. Un homme de la vieille époque. La Ligue arabe n’est pas un modèle de démocratie ni un modèle progressiste. C’est hélas celui que l’armée choisira pour assurer la continuité du système.

– Vous dénoncez, dans votre livre Une femme en colère, le relativisme culturel qui dit que ce qui est bon en Occident ne l’est pas forcément pour nos sociétés. En quoi les révolutions arabes infirment ce jugement ?

Pour l’Europe, nous étions «autres», différents. Nos sociétés avaient d’autres aspirations que celles qui ont façonné les pays occidentaux. Quand nous refusions les thèses culturalistes et différentielles pour justifier les pratiques sexistes défendues au nom de la culture, de la religion et de la tradition, on nous renvoyait à notre identité musulmane. On avait oublié que l’Europe s’était battue contre tout ça pour conquérir sa liberté. Ce qui était bon pour eux ne l’était pas pour nous, les «autres». Ils rejoignaient ainsi le discours des conservateurs et des réactionnaires de nos pays. Les Occidentaux nous réduisaient à une culture qu’ils ont imaginée sans même savoir ce qu’elle était. On retrouve là le cheminement de la pensée orientaliste. Avec les révolutions arabes, c’est cela qui a disparu. Ont disparu ces «autres», ces étranges femmes et hommes qui poursuivaient des destins énigmatiques et obscurs contre l’idée raisonnable et rationnelle que les femmes et les hommes portent, quelle que soit leur culture, des désirs de liberté, de dignité, d’égalité.

Nadjia Bouaricha

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