Depuis plusieurs années à Alger, les boutiques vendant de l’alcool, les bars, restaurants et boîtes de nuit en servant, disparaissent. Aucune ouverture nouvelle n’est venue compenser ces fermetures. La tendance touche un pays converti à la bigoterie musulmane et prêt à s’offrir aux «islamistes modérés» lors des législatives du 10 mai prochain. Mais aucune autorité ne soutient ni ne condamne publiquement ce phénomène, tandis que la consommation d’alcool en Algérie, elle, ne baisse pas.
Surplombant Alger de ces hautes flèches en béton, le mémorial aux martyrs de la guerre d’indépendance servait naguère de repère aux fêtards. À la nuit tombée, les deux niveaux en sous-sol du centre commercial Riad El Feth voisin drainait la jeunesse vers des lieux où s’accordaient musique et alcool. Le Triangle est toujours ouvert jusqu’à l’aube, mais, parmi d’autres, la Rose Bleue a été fermée. Rami, qui a deux fois perdu son boulot de videur, explique qu’au Yasmine un musicien a fait une overdose et que la police a retiré sa licence au Fudjiyama, après avoir interpellé une jeune fille mineure.
Avec ses copains sans emploi du quartier El Mahsoul, Sami erre désormais sur l’esplanade au pied du monument des martyrs ou dans les bois alentours. Le soir, c’est là qu’ils consomment bières et whisky en fumant des joints pour oublier l’inanité de leur vie. Ces jeunes miséreux rêvent de filles, s’échauffent et parlent de types qui se sont «embrouillés» pour un téléphone portable, une copine, un simple regard. Les vols et agressions se multiplient dans les recoins d’une capitale algérienne où chaque jour poussent de nouveaux tessons de bouteilles.
«Environ 2000 débits de boissons ont été fermés»
Les chaudes soirées de la Madrague ne sont plus, elles aussi, qu’un souvenir. Dans ce charmant port à une vingtaine de kilomètres d’Alger, nombre de débits de boissons n’ont pas rouvert après les opérations punitives déclenchées par les habitants venus venger la mort d’un jeune en septembre 2011. Il reste Sauveur, adresse emblématique, où les serveurs continuent d’utiliser le tire-bouchon. Mais les magasins vendant de l’alcool ferment tôt et les rares restaurants servant du vin n’en font pas publicité.
«Cela n’a rien à voir avec les émeutes», assure Akli, qui explique ne plus servir d’alcool depuis que cette licence a été retirée par «un arrêté municipal à tous les restaurants avec terrasse». Aujourd’hui patron d’un «restaurant familial», il peste contre ces collègues, un peu plus loin, qui continuent de fournir de l’alcool, «grâce à leurs relations» ou «parce qu’ils ont payé». Dans l’univers ubuesque algérien cohabitent les débits de boissons autorisés et les restaurants et bars dits «clandestins», car ils offrent de l’alcool sans licence. Ici, la carte ne comporte pas de vin, mais le patron peut en proposer. Là, il vous suggère de rejoindre une arrière-salle sombre et enfumée.
Ali Hamani, le président de l’Apab, l’Association des producteurs algériens de boissons, affirme que son pays continue de consommer chaque année quelque 1,2 million d’hectolitres de bière, 600.000 hectolitres de vin et 120.000 hectolitres de spiritueux importés. «Le marché est stable, et plutôt en légère augmentation», assure-t-il. Mais, poursuit-il, ces dernières années, «environ 2 000 débits de boissons ont été fermés». Rien que sur Alger, précise-t-il, «66 points de vente et 74 bars et restaurants» ont arrêté de vendre de l’alcool. «Mais il s’est créé un marché de distribution parallèle et de nombreux bars clandestins.»
Zèle islamique
Les statistiques en Algérie ont la valeur scientifique des sondages et valent surtout par les tendances soulignées. Personne ne contestera que durant la décennie noire des années 1990, où l’armée et la police affrontaient les islamistes, les débits de boissons ont ouvert en grand nombre à Alger. Puis le pouvoir a passé alliance avec des «islamistes modérés», et le mouvement inverse a été enclenché.
Confier le ministère du Commerce au Hamas a sonné la fin de la récréation. «Il y a une tendance à l’intérieur du pouvoir et dans certaines administrations pour interdire l’alcool, souligne Ali Hamani. Un défaut de licence, une bagarre ou une simple pétition des voisins déclenchent la fermeture. Les islamistes sont à la manœuvre, vous assure-t-on. Aucun nouveau décret ou règlement n’est en tout cas venu du ministère de l’Intérieur, chasse gardée du FLN, pour changer la loi. Et jamais le wali (préfet) d’Alger, le seul habilité à accorder des licences ou à prendre des arrêtés préfectoraux pour menace à l’ordre public, n’a bougé, dans un sens ou dans l’autre. Mais, au fil des ans, le zèle islamique s’est imposé.
«Oh moi, s’insurge Saïd Mahroun, j’ai averti le wali et la police que je rouvrais mon magasin, car personne ne m’a retiré ma licence!» Contrairement à ces collègues du centre-ville d’Alger qui ont baissé les bras, ce Kabyle (la plupart des vendeurs d’alcool sont kabyles) a retapé son dépôt de la rue Mohamed-Belouizdad. Une première fois, le 5 janvier 2001, des jeunes de la cité voisine ont fracturé sa vitrine et vidé sa réserve. Une seconde fois, le 28 septembre 2011, «une bande de voyous, raconte-t-il, a bloqué la rue, ils ont pillé mon magasin et y ont mis le feu». Le commissariat est à 200 mètres. «Eh bien, la police a mis 1 h 30 pour arriver! Les voyous, ils ont ensuite vendu la marchandise à moitié prix dans la cité. Moi, j’ai porté plainte contre 13 personnes, 11 jeunes et 2 vieux barbus, un de 50 ans et un de 60 ans. Mes vendeurs et moi, on les a reconnus, car on habite la même cité.»
Saïd Mahroun est bien le seul à croire que son procès, prévu en avril, débouchera sur une décision de justice. Au mieux, le jugement sera renvoyé. Au pire, son magasin sera à nouveau attaqué. Alors qu’à moins de 50 mètres, le bar malfamé qui sert de l’alcool n’a jamais été inquiété. Mais il est sans doute protégé par quelques clients policiers buvant à la santé de l’alliance entre le FLN et les islamistes.
Thierry Portes