Conférence de Boualem Sansal et de Lyazid Abid en Allemagne: « L’autonomie de la Kabylie, c’est mon rêve »

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Boualem Sansal avec Lyazid Abid
Boualem Sansal avec Lyazid Abid

SAARLAND (Tamurt) – D’abord, je voudrai vous dire un immense merci pour cette invitation à laquelle Lyazid m’avait convié il y a quelque temps. C’est la première conférence que je tiens avec une association proche du mouvement pour l’autonomie de la Kabylie, avec la Kabylie au cœur du programme.

Certains pourraient penser qu’il ne s’agit que d’une simple région d’Algérie et se dire, qu’après tout, que cette région soit autonome ou pas, c’est assez secondaire. Non, au fait, c’est très emblématique, c’est symbolique, c’est quelque chose de très important. La Kabylie est le cœur de l’Algérie. Sans la Kabylie, l’Algérie n’existe pas et tout le Maghreb aussi. Le Maghreb reste encore à ce jour une sorte de colonie. Après avoir été colonisé pendant des siècles par les Romains, les Byzantins, les Vandales, les Arabes, les Turcs, les Espagnols, les Français, aujourd’hui, il est colonisé par… et c’est là tout le problème, car on ne sait pas trop par qui. L’Algérie est colonisée par des Algériens qui se sont donné une identité qui n’est pas la leur. Donc la libération de l’Algérie aujourd’hui se heurte à une équation extraordinaire.

Ce qui est étrange, c’est que ce monde dit “monde arabe” n’est pas, aujourd’hui, colonisé par des individus, mais par un mythe. C’est qu’il n’existe pas de peuple arabe. Il existe un peuple marocain, tunisien, algérien, irakien, libanais, yéménite, etc. Les seuls arabes réels, ce sont les habitants de l’Arabie. Et donc nous sommes gouvernés par un mythe. Et pourquoi avons-nous donc accepté, pendant des siècles, d’être gouvernés par un mythe ? C’est à cause de la religion. C’est que l’islam est né en Arabie et de là, il est parti se répandre dans le monde. Là où l’islam est arrivé à s’installer, eh bien, il a aussi imposé l’identité arabe.

Maintenant, que ce qu’on appelle le “monde arabe” est engagé dans une révolution, il a un combat très curieux et très difficile à mener. Le premier combat est évidemment de chasser le dictateur, ça c’est une chose évidente et je dirais relativement simple. Les dictateurs, comme je le disais dans mon discours, tombent comme des mouches. Le deuxième combat est beaucoup plus difficile. Il faut retrouver son identité. Et ça, c’est un combat très complexe qui va se heurter à une forteresse extrêmement puissante qui est la religion. C’est-à-dire que ces peuples-là ne pourront retrouver leur véritable identité que dans un cadre démocratique et laïque. Tant qu’ils seront sous l’emprise de la religion, ils continueront à se penser comme arabe avant d’être eux-mêmes, Kabyles, Touaregs, etc.

Les dictateurs qui se sont installés dans ces pays là, l’ont très bien compris. Ils ont instrumentalisé l’islam et ils l’ont imposé à ces sociétés. En faisant de supers musulmans, des islamistes, le sentiment d’être arabe est aussi renforcé.

Voilà, le combat d’aujourd’hui, c’est celui-ci. La première étape consiste à faire partir les dictateurs. En Algérie et partout ailleurs, les dictateurs sont dans des positions extrêmement difficiles : certains ont été assassinés, d’autres enlevés et les autres ne vont pas tarder à partir.

La deuxième étape pour se réapproprier son identité, est de chasser l’islamisme de nos régions. Ce n’est qu’à ce moment là, que les gens, tout naturellement, retrouveront leur identité.

Maintenant, je vais vous donner mon sentiment sur ce qui se passe depuis que le printemps arabe a démarré. Je suis ces événements de très près, avec des camarades, écrivains, journalistes et intellectuels d’Egypte, de Lybie et de Tunisie. Plus le temps passe, plus je suis pessimiste. Les jeunes, particulièrement, se sont révoltés. Ils sont arrivés à faire partir des dictateurs, mais les régimes sont toujours là. Ils ont fait émerger les islamistes pour reprendre le pouvoir parce que les islamistes vont les réconforter dans cette fausse identité et tout naturellement la dictature pourrait être tentée de revenir, enfin, elle pourrait assez facilement revenir.

J’avais beaucoup d’espoir pour l’Algérie parce qu’en Algérie, il y a la Kabylie. La Kabylie est une région très particulière dans tout ce monde là. C’est d’abord une région qui est restée elle même tout au long des siècles. Elle a gardé son identité très riche et elle est très puissante. Malgré le fait qu’aujourd’hui, les Kabyles vivent aux quatre coins du monde, ils ont gardé cette fibre kabyle. Elle est en eux, elle les habite. Ils ont cette faculté que l’on ne retrouve pas ailleurs, qui a été détruite par la culture arabe. Je vous parle d’autant plus facilement que je ne suis pas Kabyle. Je suis un berbère non Kabyle. Ils sont très ouverts sur le monde. Le Kabyle a une tendance naturelle à aller vers l’autre et il le comprend très facilement. Il est courageux. Tout au long des siècles, il s’est battu. Son histoire est une histoire d’héroïsme. Ils se sont opposés à tous ceux qui sont venus conquérir ce pays. C’est peut être parce qu’ils vivent dans les montagnes et qu’il soit plus facile de défendre un pays à partir des montagnes. Et puis, c’est de grands commerçants aussi. Donc, ils ont la capacité à créer de la richesse. Et pour l’économie, c’est une condition sine qua non pour continuer à exister. Sans économie, sans moyens de subsistance, les peuples disparaissent.

Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, tous les combats pour l’émancipation, pour le progrès, et la démocratie en Algérie ont été le fait de la Kabylie, car menés par des Kabyles. Hélas ces révoltes, ces mouvements de protestations, cette action pour la démocratie et la liberté provenant de la Kabylie, n’ont pas été suivis par le reste de la population. Si déjà en 1980 les Algériens avaient pris conscience de l’importance de l’histoire qui se jouait à Tizi-Ouzou, en ce moment, nous serions aujourd’hui déjà libres et démocrates depuis longtemps. Hélas, les gens n’avaient pas compris. Ils se sont laissé manipuler par le pouvoir. Ils se sont accrochés à l’idée que nous sommes des Arabes et qu’avec la religion, on sauvegarde les valeurs et les traditions. Très lâchement, nous avons abandonné la Kabylie non seulement à elle-même, mais aussi à la répression du pouvoir algérien. Et ce pouvoir est très intelligent. Il a compris que le grand danger pour lui ce n’est pas les Français, ce n’est pas les Allemands, ce n’est pas les Américains, ce n’est pas les Russes, mais c’est les Kabyles. Donc, il a mis la Kabylie sous haute surveillance : Contrôle systématique, très intelligent, très fin, et ils ont réussi.
La Kabylie est aujourd’hui détruite. Le feu n’est pas éteint. Le feu sacré est encore là. Je vais dire pourquoi j’y crois encore, mais la Kabylie aujourd’hui est détruite. J’habite à côté et j’y vais tout le temps parce que, je suis révolutionnaire sur les bords et je cours là bas dès qu’il y a quelque chose pour voir s’il faut faire quelque chose, comment aider… Les gens sont devenus amorphes. Cela a été dit toute à l’heure par son discours ([voir intervention de Lyazid Abid->http://www.tamurt.info/nouvel-article,2218.html?lang=fr]) par l’économie par la drogue, par l’alcool, les infiltrations, les manipulations psychologiques. C’est terrible et ça fait mal au cœur.

Ce qui est extraordinaire, et ça c’est vraiment remarquable et il faut le noter, c’est que la Kabylie ne s’est jamais, jamais battue de manière violente. Elle s’est battue pour sa dignité, pour sa culture, pour la démocratie dans le pays. Elle l’a toujours fait par des moyens démocratiques, par les livres, la chanson, par des marches pacifiques, par des démarches citoyennes en créant des associations, en expliquant, etc. Cela et remarquable et il faut le signaler, car quand on voit ce qui s’est passé dans les autres pays, en Tunisie, en Libye, en Syrie, ça part tout de suite dans la violence, en Kabylie jamais ! Et ça, c’est remarquable. C’est la preuve par neuf, comme on dit en français, que les conditions de la démocratie sont là installées et que c’est une région qui peut rentrer de plain-pied, sans préparation, dans la démocratie, parce que la démocratie fait partie de sa culture. Il y a des raisons culturelles et d’organisation, qu’on ne peut expliquer ici, car trop long. C’est dans les traditions de ce peuple de se gouverner par le verbe. On discute et on fait les choses ensemble.

Je voudrais dire quelques mots un peu à la décharge des autres Berbères qui n’ont pas rejoint la révolution des Kabyles. Le peuple algérien est à 80%, voire pour moi à 100% Berbère. Mais enfin, les statistiques sont discutables, on peut en discuter. Il y en a même qui pensent que nous Berbères, nous représentons que 10% de la population, mais enfin ça c’est autre chose. Il y a différents types de Berbères. Il y a évidemment les Touaregs. Ce sont des gens du sud, vieille civilisation, multi-millénaire. Ils sont à un stade de processus historique, qui, quand on l’examine, on comprend pourquoi ils n’ont pas rejoint la révolution berbère du nord, en Kabylie, parce qu’ils sont encore dans un âge lointain. Ils sont nomades et les notions d’État, de la république, de démocratie sont totalement absentes de leur culture. Donc ils ne comprenaient pas ce qui se passait en Kabylie. Il y a aussi les Mozabites. Ce sont des Berbères qui sont dans un courant islamique particulier. Ils sont un peu comme les Amish aux États-Unis ou les Mormons. Ils préfèrent rester entre eux que de se mêler de ce qui se passe dans le pays. C’est à peine qu’ils sont considérés comme des Algériens.

Il y a d’autres Berbères, comme les Berbères dont je suis originaire moi-même, les Rifains du Maroc. On les traite de Kabyles. Nous aussi, nous sommes très combatifs. Nous nous sommes révoltés contre le royaume marocain au siècle passé. Et puis, la répression au Maroc contre les Berbères rifains était terrible et depuis le processus révolutionnaire dans cette région est cassé. Mes grands parents, qui vivaient donc au Maroc, faisaient partis de ces gens, de ces peuples qui se sont battus contre le Roi. Ils ont fui le Maroc dans les années 30 et 40 et ils sont venus se réfugier en Algérie.

Donc les Berbères sont dispersés en Algérie. On n’arrive pas à s’organiser. J’ai essayé de contacter à droite à gauche mais sans succès, la plupart ont été arabisés et ne comprennent plus ces choses là. Donc, finalement, c’est la Kabylie. Mais force et de constater que depuis l’arrivée de Bouteflika au pouvoir, le régime a fini par vaincre la résistance kabyle. Et cela pour moi, a été une douleur terrible parce que c’étaient tous les espoirs de libération, de démocratisation du pays qui s’effondraient. Cela c’est traduit, en particulier, par une émigration massive de Kabyles persécutés. Ils quittaient la Kabylie à la recherche de conditions de vie dignes, et convenables. Gagnés par le désespoir, ils partaient soit en Algérie même, soit à l’étranger. Et voila que, il y a quelques années, à l’initiative d’un certain nombre de personnes dont Ferhat Mehenni, des gens commencent à s’organiser sur de nouvelles bases. Bases auxquelles, je crois beaucoup.

Jusqu’à présent, les Kabyles s’étaient battus au nom de toute l’Algérie. Et donc, c’était peut être un peu trop pour un pays, une région sous haute surveillance et face aussi à des populations qui refusaient d’entrer dans ce jeu, à savoir revendiquer la démocratie. Là, la Kabylie revient à un projet viable. Personnellement j’y crois, parce que c’est un petit projet qui n’est pas à l’échelle du pays. C’est un projet pour la Kabylie. La Kabylie se bat maintenant pour son autonomie. Ce premier objectif, à mon avis, peut être atteint par deux façons :

Évidemment, on peut entrer en conflit avec le pouvoir central et négocier avec lui un certain nombre de degrés de liberté. Leur dire, donnez-nous, s’il vous plaît, notre autonomie pour la question de la culture, de l’économie, de ceci, et le reste, on peut s’entendre. Je n’aime pas beaucoup cette démarche parce que c’est donner au pouvoir un bâton pour nous frapper.

Je suis pour la démarche responsable. Moi, je décrète mon autonomie et c’est à vous si vous voulez l’accepter de venir négocier avec moi. Donc, je crois que ce geste très fort des créateurs du MAK a une charge symbolique très forte. Ils n’ont pas attendu ou sont allé voir les gouvernements, les partis, ou les machins, pour leur dire voilà on va se battre pour obtenir un petit truc par ci un petit truc par là. C’est ce qu’ils ont fait pendant 30 ans et cela n’a rien donné. Cela nous a emmenés plutôt à la corruption et à la répression. Là, ils agissent en révolutionnaires. Le révolutionnaire qui décide de déclencher ce combat et de se libérer par un mot : Je suis autonome. Et s’est à vous maintenant de vous débrouiller avec votre problème. Vous l’acceptez ou pas, c’est votre problème. Alors, voila, moi, j’ai une mentalité de révolutionnaire, et ça me plait bien et c’est pour cela que j’ai rejoint les militants du M.A.K. Et nous allons nous battre pour cet objectif. Nous avons décrété notre autonomie et on va s’organiser pour. Le pouvoir est très désarçonné par cette situation. (Applaudissements nourris dans la salle).

Je les connais, ils sont entrain de réfléchir, parce que la c’est quelque chose de nouveau. Aller négocier avec qui ? Comme il y a quelques années quand il y avait l’organisation des “Aarchs” (Mouvement citoyen kabyle), dont des délégués sont partis négocier avec le pouvoir. Négocier avec son bourreau ? Avec celui qui va vous couper la tête ? Celui qui vous met la tête sur le couperet ? Et qui a la rage contre vous ? Vous négociez avec lui ? Cela a tourné court. Le pouvoir les a achetés. Il leur a donné de l’argent, des voitures, etc… et tout est rentré dans l’ordre. Là on est, pour la première fois, dans l’Histoire de ce pays devant une véritable décision révolutionnaire. Comme en 1954, quand les cinq ou sept Algériens, dans un café, ont dit demain nous allons prendre les armes pour libérer le pays.

Cette démarche commence maintenant à être connue. Le Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie a été créé, il n’y a pas longtemps mais déjà il y a des progrès. Je vous dis cela parce que je voyage et je rencontre beaucoup de gens et je constate que beaucoup de hauts responsables dans votre pays, des ministres, des présidents de la république et d’autres commencent à tendre l’oreille à cette idée. Parce que c’est une démarche entièrement nouvelle dans nos pays, dans les pays du sud, en Afrique.

On fait pas la guerre, on ne fait pas sécession, on ne casse rien, on prend son autonomie, on se prend en charge soi-même, on retrouve sa dignité, son honneur, on reprend possession de son pays et ça va nécessairement faire tache d’huile. Je pense, par exemple, à beaucoup de régions en Algérie et ailleurs. En Libye, il y a aussi des régions berbérophones très autonomes, très organisées qui vont suivre tout de suite cette démarche. Il y a beaucoup de pays européens qui sont intéressés, qui sont prêts à aider dans la mesure où le M.A.K représente un projet intéressant. Voilà, pour tous ces points, je suis très optimiste.

La démarche est tout à fait novatrice. J’ai rencontré un de vos ministres et je lui ai expliqué la démarche. Évidemment, il y a beaucoup de questions qui se posent : juridiques, politiques, etc. L’expérience est tout à fait nouvelle. Il me disait : Ah c’est tout à fait intéressant : Est-ce que une telle démarche pourrait être solution entre la Turquie et les Kurdes ? Bien entendu, les Kurdes ont choisi une autre démarche. Ils ont créé le PKK et sont dans une organisation de lutte armée pour leur autonomie ou leur indépendance, ce n’est pas trop clair. Ce n’est pas le cas pour la Kabylie. La Kabylie, pour le moment, ne se bat pas pour son indépendance. Elle pourrait être amenée à le faire, si demain la répression du régime est telle, qu’elle y soit acculée, surtout que les conditions dans lesquelles vit la Kabylie s’y prêtent. Ce que je ne souhaite pas, parce que la Kabylie a autant de droits sur l’Algérie que n’importe quelle autre région. Comme on ne peut pas partager le pétrole, le Sahara, etc.

Le mieux, c’est de rester ensemble et de promouvoir cette idée d’autonomie. Après, il faut, bien entendu, lui trouver un habillage juridique. Est-ce que ca sera une autonomie comme en Espagne ou les Länder allemands, ou une autre organisation politique. Bien sûr, il faudra y réfléchir. Est-ce que ça sera une totale souveraineté, etc. ? L’idée pour le moment, c’est que l’autonomie de la Kabylie, c’est mon rêve et je crois que c’est le rêve aussi de tous ceux qui militent dans le mouvement pour l’autonomie. Nous souhaitons qu’elle entraine l’autonomie de toutes les régions du pays pour une rénovation, une reconstruction autour de leur identité berbère dans ses différentes dimensions, démocratiques, ouvertes sur le monde et qui retrouvent leurs origines, la veille civilisation qui est la nôtre, qui est celle de la méditerranée occidentale.
Maintenant, comment va se faire l’histoire, on ne le sait pas. Dans 10 ans on pourra faire une autre conférence et on aura les éléments de réponse à cette question.

Niedergailbach, Saarland, Allemagne, le 22.01.2012

Transcrite par la Rédaction du journal Tamurt

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