KABYLIE (Tamurt) – Rédigé dans sa presque totalité il y a plus d’un demi-siècle, le livre de Fadhma, “ Histoire de ma vie ”, paraît la première fois chez François Maspéro en 1968. Récemment Histoire de ma vie de Fadhma Aïth Mansour Amrouche a été réédité en édition de poche par les éditions La Découverte.
C’est une histoire émouvante, poignante et douloureuse vie d’une grande dame Kabyle, c’est certainement un drame à l’intérieur d’une âme d’une famille Kabyle.
Écoutez la voix de Fadhma Amrouche : “ J’étais toujours restée “ la Kabyle ” jamais malgré les quarante ans que j’ai passés à Tunis, malgré mon instruction foncièrement française, jamais je n’ai pu me lier intimement ni avec des Français ni avec des Arabes. Je suis restée, toujours, l’éternelle exilée, celle qui, jamais, ne s’est réellement sentie chez elle nulle part. Aujourd’hui, plus que jamais, j’aspire à être enfin chez moi, dans mon village, au milieu de ceux de ma race, de ceux qui ont le même langage, la même mentalité, la même âme superstitieuse et candide, affamée de liberté, d’indépendance : L’âme de Jugurtha ! […] ” De son côté, Kateb Yacine écrit en préface : “ Le livre de Fadhma porte l’appel de la tribu, une tribu comme la mienne, la nôtre, devrais-je dire, une tribu plurielle, exposée à tous les courants et pourtant singulière, exposée à tous les courants et pourtant irréductible, où s’affrontent sans cesse l’Orient et l’Occident, l’Algérie et la France, la Croix et le Croissant, l’Arabe et le Berbère, la montagne et le Sahara, le Maghreb et l’Afrique, et bien d’autres choses encore : la tribu de Rimbaud et de Si Mohand Ou M’hand, d’Hannibal, d’Ibn Khaldounet de Saint Augustin, un arbre de jouvence inconnu des civilisés, piètres connaisseurs de tout acabit qui se sont tous piqués à cette figue de Barbarie, la famille Amrouche. ”
En Haute Kabylie à Tizi-Hibel, en 1882, une femme qui s’appelle Aïni met au monde un “ enfant de l’amour ”. Et avant que les yeux de Fadhma se soient ouverts sur le monde, la fatalité s’est abattue sur elle ; une bâtarde n’a droit à rien et, selon de vieilles coutumes, elle aurait dû périr, en même temps que sa mère, dans une oliveraie en plein midi. De cette faute qu’elle n’a pas commise, va surgir pour elle une vie qu’elle aurait sans doute ignorée. Car voici, d’abord, la haine des autres, les sévices, les coups que les enfants lui porteront. Les autres, ses frères. Mais voici aussi le visage de la mère, toujours plus attentif, davantage penché chaque jour, sur le petit corps lacéré d’épines de cactus ou déchiré par les lanières d’un fouet. Et voici aussi qu’une école, la première sinon l’une des premières écoles françaises, s’ouvre en Haute Kabylie à Tizi-Hibel.
Sa mère qui a beaucoup souffert ne voulait pas que sa fille souffre comme elle “ Quand ma mère avait fini de moudre son grain, qu’elle avait recueilli la farine dans un petit couffin, elle se glissait près de moi pour se reposer enfin… Je n’étais pas malheureuse, ma mère, mes frères me laissaient tranquille, mais je me disais toujours : Que vais-je faire ? Que vais-je devenir ? Jusqu’à quand pourrais-je rester dans cette maison ? Mon frère aîné était fiancé et devait bientôt se marier. Quand ma mère était absente, j’allais parfois chez une voisine. Toutes m’étaient secourables, car je berçais parfois un bébé qui refusait de dormir. Une vieille femme à la figure agréable, mais aux paupières rougies par je ne sais quelle maladie, avait coutume de me dire : “ Que Dieu fasse sortir ton soleil des nuages ! ” Et je répondais : ”Amin ”.
Fadhma entre à l’école des Sœurs Blanches aux Oaudhias. La directrice Mme Malaval, défie toutes les règles établies par une colonisation bornée. Pour la sauver de la méchanceté des enfants du village, la mère met son enfant dans cette école des “ roumis ”. Et c’est là que Fadhma apprendra l’essentiel : l’amitié et l’admiration – pour Mme Malaval -, l’écriture et la lecture de la langue française, la solitude, la poésie, l’abc d’une vie nouvelle. Elle apprendra aussi la souffrance et ces prémices de l’exil que vont être, vers sa seizième année. Elle se présente au brevet élémentaire en 1895, mais elle échoue. La fermeture de l’école et le départ vers une “ autre chose ” qu’elle n’imaginait plus. Cette autre chose, ce sera un hôpital de Haute Kabylie (Ain-El-Hammam – Hôpital Saint Eugènie des Sœurs Blanches) qu’elle avait déjà vu en rêve et où elle rencontrera Belkacem, son mari, le compagnon de toutes ses luttes et de toutes ses joies.
Belkacem Ou Amrouche est issu d’une grande famille d’Ighil Ali (en basse Kabylie – Akbou, Bejaia), mais il est chrétien, et Fadhma, embrassant la religion de son mari, devient une renégate : la “ m’tourni ” qu’on comprendra mal. Le plus pénible, pourtant, n’est pas encore arrivé. La riche famille Ou Amrouche connaît la ruine, et Belkacem est obligé d’émigrer vers Tunis pour trouver du travail. C’est là que commence véritablement la misère matérielle et, plus dramatique encore, l’exil. Les enfants naissent un à un, grandissent : la plupart d’entre eux mourront, trois étant morts, restaient René, Henri, Jean et Marie-Louise Taos. Mais ils auront, auparavant, entendu Fadhma, du fond de ses drames conjugués, retrouver, pour perpétuer en elle le souvenir du pays, les chants hauts de Kabylie. Ils l’entendront fredonner d’abord, puis entonner, comme en un cri, les légendes de ses montagnes, de ses ruisseaux courant entre des prés de boutons d’or et de cyclamens graciles. Ils l’entendront raconter l’olivier et la terre rousse. Ils l’entendront dire le poids des cotes dans les jambes, le froid ou le soleil brûlant de midi. Ils écouteront, émerveillés. Deux d’entre eux, Jean El-Mouhoub, le poète et Marie-Louise Taos, sa sœur, s’en iront rechercher, aux sources mêmes du poème, la vie de la tradition Kabyle. Et les miroirs d’un silence longtemps gardé se mettront à refléter les réalités de tout un patrimoine.
Fadhma était vouée à un perpétuel exil. Prise en charge par les chrétiens, chrétienne elle-même par la suite, elle s’obstina cependant, avec une incroyable volonté et une irréductible fierté, à demeurer fidèle à ce peuple qui ne la reconnaissait pas, en même temps qu’à une église qui lui demeurait fondamentalement étrangère. Sans doute est-ce dans le trésor des chants berbères, voix d’un si lointain passé, qu’elle trouva la force de vaincre tant de vicissitudes accumulées dans sa vie, puisque, disait sa fille Marie-Louise Taos (dans une interview en 1968) : “ Toute sa vie, elle avait chanté : aussi loin que je peux me rappeler, il n’est pas un de mes souvenirs, ni de mes joies ou de mes peines, qui ne soit imprégné du chant de ma mère. Longtemps nous avions vécu sous la magie de sa voix sans même en prendre conscience. Jusqu’au jour où je découvris – comme sous le coup d’une révélation – qu’elle recelait un trésor qui ne devait pas mourir avec elle ” A partir de ce jour, Taos devient, suivant ses propres termes, l’ombre de sa mère. Rassemblant en elle toute la tradition poétique de ses ancêtres, elle fut en quelque sorte pour ses enfants la seule véritable patrie, et nous devons au culte qu’ils lui vouèrent de pouvoir lire encore une fois cette autobiographie qui éclaire et explique l’œuvre et la vie de Jean El-Mouhoub (1906-1962), son fils, ce poète déchiré, et qui donne une résonance plus profonde encore aux chants de Taos.
Fadhma s’est éteinte en Bretagne le 9 juillet 1967. Avant de retrouver un autre exil, en France, elle a pu, jusqu’à la mort de Belkacem Ou Amrouche en 1959, passer quelques années à nouveau en Kabylie. Mais c’était la guerre de libération nationale, et elle avait plus de soixante-dix ans. Pourtant l’amour ne s’est pas éteint avec elle.
Et “ Histoire de ma vie ” ne constitue qu’une parcelle d’un parcours que sa fille Taos avait seule poursuivi.
A vrai dire, Histoire de ma vie de Fadhma cette grande dame Algérienne, est un témoignage poignant, douloureux, émouvant et impressionnant que Belkacem Ou Amrouche n’aurait pas voulu, de son vivant, voir publié. Notre Kateb Yacine écrivait l’introduction quelque temps avant la mort de Fadhma, elle a su que ses Mémoires seraient édités, et dont elle a pris connaissance, lui est allé au cœur : “ Pour ma part, en signant cette introduction, j’ai tenu à être présent au grand événement que constitue pour nous la parution d’un tel livre. Il s’agit d’un défi aux bouches cousues : c’est la première fois qu’une femme d’Algérie ose écrire ce qu’elle a vécu, sans fausse pudeur, et sans détour. Du plus profond de sa tombe d’exil, en terre bretonne, Fadhma semble nous dire : “Algériennes, Algériens, témoignez pour vous-mêmes ! N’acceptez plus d’être des objets, prouvez vous-mêmes la plume, avant qu’on se saisisse de votre propre drame, pour le tourner contre vous ! ” […] Je te salue, Fadhma, jeune fille de ma tribu, pour nous tu n’est pas morte ! On te lira dans les douars, on te lira dans les lycées, nous ferons tout pour qu’on te lise !”
A ce jour dans les programmes scolaires on ne trouve aucun extrait du livre ne serait-ce que le nom de Fadhma Aïrh Mansour Amrouche.
Avec Histoire de ma vie, Fadhma Amrouche garde indéniablement sa beauté et sa pensée profonde, malgré son instruction française, elle n’a pu se lier, dit-elle, intimement ni avec des Français, ni avec des Arabes “ Je suis restée toujours l’éternelle exilée, celle qui, jamais, ne s’est sentie chez elle nulle part ”. Enfin, Histoire de ma vie est une histoire vraie d’un drame à l’intérieur de l’âme d’une famille des Imusnawen.
Boussad BERRICHI (Canada)
boussadberrichi@yahoo.fr
* Histoire de ma vie, de Fadhma Aïth Mansour Amrouche, préface de Kateb Yacine et de Vincent Monteil, réédition les éditions La Découverte, Paris, 2002, 226 pages.
TaqVaylit et non pas TaqBaylit. N’insultons pas l’intelligence Kabyle. Ne soyons pas une variante régionale au vu des rifains et autres chleuh qui, eux, ne prononce pas le V. Je respecte leur langue alors qu’ils respectent la mienne.