Younes Adli, votre dernier livre tente de retracer les efforts de préservation de la pensée kabyle aux XVIIe et XIXe siècles. C’est un thème plutôt inédit, non ?
Absolument. La pensée amazighe qui était, en Méditerranée, au même niveau d’évolution que les Gréco-latins et les Egyptiens, a subi tellement d’agressions fractionnelles qu’aujourd’hui la pensée kabyle se présente comme l’une de ses survivances. Je prendrai pour exemple, dans la pensée philosophique amazighe, le principe de laânaya qui était observé déjà du temps de Massinissa (celui-ci l’avait accordée à son parent Mézétule qui avait usurpé le pouvoir de l’aguellid pendant que lui conduisait la guerre en Espagne pour le compte de Carthage) et que l’on retrouve vivace encore dans la Kabylie du XIXe et même de la première moitié du XXe siècle. Malheureusement, d’autres segments de cette pensée amazighe ont été perdus au cours de son histoire douloureuse.
De nos jours, d’aucuns, par calcul douteux ou par paresse intellectuelle, sont prompts à rétorquer qu’il n’y a qu’une seule pensée : la pensée humaine. Mais en parlant de la pensée humaine, il ne faut pas faire l’impasse sur sa constitution : cette pensée s’est formée à partir de particularismes. Nous concernant, le particularisme amazigh a donné naissance à d’autres particularismes qui sont le fait d’une histoire propre à Tamazgha (improprement appelée Berbérie). C’est à partir de cette histoire de Tamazgha, faite de résistances et de morcellements de son territoire, que s’est singularisée la pensée kabyle. Bien entendu, le cas diffère lorsqu’on aborde une autre pensée qui n’a pas subi les mêmes agressions, et qui a eu, par conséquent, le répit nécessaire pour se développer autrement dans le temps.
-Vous pensez que Cheikh Aheddad, à titre d’exemple, est l’un de ses personnages qui illustre justement cette pensée kabyle sur laquelle vous avez travaillé ?
Cheikh Aheddad a été l’homme d’une double formation : celle de Âlem et de Cheikh. Si de nos jours on l’appelle encore Cheikh Aheddad et non Âlem Aheddad, c’est parce que sa formation dans les zaouias de Cheikh Belmouhoub et de Cheikh El-Mahdi Asseklaoui a été complétée par celle du village (taddart) qui a perpétué une civilisation, et donc une science, «réfugiée» dans la ruralité (infuse ou ignorée pour d’autres). On peut prendre pour exemple toute la pensée juridique qui a sous-tendu le droit coutumier kabyle que Cheikh Aheddad n’a jamais remis en cause (alors que d’autres l’avaient fait, notamment l’un de ses maîtres, El-Mahdi Asseklaoui, par rapport à la question de l’héritage de la femme). On peut également parler de cette pensée politique, à travers l’organisation traditionnelle du village que Cheikh Aheddad a contribué à promouvoir. Par exemple, dans ses sept recommandations rédigées avant sa mort en prison, notamment dans la septième, il a été jusqu’à conseiller à tous les khouan ainsi qu’à ses propres fils de préserver la tariqa rahmaniya. Et comme on sait, la Rahmaniya doit avant tout sa puissance et son rayonnement à la djemaâ (tajmaât) et donc au village. Cheikh Aheddad était parfaitement conscient de cela.
Sur le plan purement religieux, pendant que l’orthodoxie s’était érigée en règle dans la quasi-totalité des religions, en Kabylie on distinguait entre le tolérant (awessî) et l’intolérant (amqessi). Cheikh Aheddad était connu pour être un tolérant (awessî), c’est ce qui lui a valu, entre autres qualités, d’être porté à la tête de la Rahmaniya par la seule volonté des khouan. Autrement, en dehors de cette base que constituaient les khouan, on avait tenté de désigner Sidi M’hemed El-Djaâdi (de Sour El Ghozlane) à la tête de ce puissant ordre religieux. C’était évidemment ignorer cette nouvelle physionomie religieuse née de la fusion de la Rahmaniya avec les djemaâ des villages.
Cheikh Aheddad a ensuite lutté contre le colonialisme pour défendre sa patrie. En allant au fond des choses, s’il a assumé cette guerre de 1871, c’est parce que les particularismes dont nous avons parlé plus haut ont besoin justement de préserver leurs territoires. Dans cette guerre, qui a failli remettre en cause la colonisation de toute l’Algérie, il a été le guide spirituel nécessaire aux imsseblen, ces volontaires qui avaient pour mission de guerroyer le temps venu. Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que la
Kabylie ne possédait pas d’armée régulière. Elle faisait actionner une organisation de guerre qui élargissait son potentiel d’abord au premier cercle, qui est celui des Ârch (Laârach), et, au besoin (selon la gravité de la menace), au deuxième qui est celui des confédérations de tribus (Tiqebal).
Dans le cas de 1871, c’est le second cercle qui a été actionné, et la guerre est partie de Kabylie. Par conséquent, le slogan de «El-djihad fi ssabil illah» n’existant pas dans l’organisation de guerre kabyle de l’époque, celui-ci est apparu, a posteriori, pour des considérations précises dont la principale était l’élargissement de la guerre au-delà des frontières de la Kabylie, c’est-à-dire à toute l’Algérie. Autrement dit, en Kabylie, la défense du territoire prévalait sur tout autre considération, fusse-t-elle religieuse.
Djamel Alilat
El Watan
09.05.11