«Sirène de l’aube» le plan qui a libéré Tripoli

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Le plan était aussi risqué que complexe. Il impliquait des diversions, des attaques sur plusieurs fronts et des bombardements. Il reposait sur des civils désarmés et des rebelles qui n’avaient jamais utilisé une kalachnikov six mois plus tôt. Il fallait éviter à tout prix le «scénario noir» qui aurait vu Muammar al-Kadhafi, dictateur au pouvoir depuis quarante-deux ans, saboter les installations de Tripoli, la capitale.

«Au fond, ma seule véritable inquiétude concernait l’Otan. Si jamais les bombardements demandés n’avaient pas lieu, le plan s’écroulait. Mais tout s’est déroulé comme prévu», explique Abdelmajid Mlegta, l’un des coordinateurs de la prise de la ville par la rébellion libyenne.

Le plan était complexe, mais il tenait sur une carte mémoire Flash. Mlegta l’a apportée à Paris, à la fin du mois d’avril. Elle contenait les coordonnées GPS de 120 bâtiments à Tripoli – arsenaux, bases militaires, salles d’opérations des forces de sécurité libyennes, centres de vidéosurveillance, etc. Lors d’une réunion à l’Elysée, à laquelle assistait Nicolas Sarkozy, Mlegta a détaillé le volet stratégique du plan. «Le principe était de faire diversion. D’abord, attirer les forces kadhafistes vers Brega, où nous allions concentrer des forces venues de l’est. Ensuite, mener une série d’offensives en se rapprochant de la capitale par le sud et l’ouest pour attirer ce qui restait de l’armée libyenne vers les portes de Tripoli. C’était le seul moyen pour que les cellules rebelles qui s’étaient formées à l’intérieur de la capitale puissent mener leurs attaques.» Sarkozy a approuvé, l’opération Dawn Mermaid (Sirène de l’aube) était lancée.

Messages codés sur Al-Jezira

A l’époque, les rebelles se coordonnent depuis une villa de Djerba (Tunisie) où ils ont installé une «salle des opérations». C’est là, avec leurs ordinateurs connectés à Skype et leurs téléphones satellites, qu’ils centralisent les informations. Ils dressent des listes de dignitaires du régime prêts à faire défection ou à fournir des renseignements, vérifient les coordonnées des cibles à bombarder, définissent le calendrier des attaques et actualisent les avancées et les retraites des thuwar («les révolutionnaires», en arabe). Ils communiquent grâce à un logiciel de vidéo en temps réel avec Mahmoud Jibril, qui dirige à Benghazi l’exécutif du Conseil national de transition (CNT). Une équipe dédiée aux médias se charge de faire passer des messages codés aux combattants via Al-Jezira et Free Libya, la chaîne de télévision des rebelles qui émet depuis le Qatar. Le centre de coordination reçoit une aide directe de l’Otan, qui a envoyé sur place une équipe. Mlegta multiplie les allers-retours entre Djerba et Paris : il en fera six entre mars et mai.

En ce printemps 2011, la situation militaire des rebelles libyens n’a rien d’enthousiasmante. A l’est, Benghazi a été sauvé le 19 mars par les premiers bombardements de l’aviation française. Depuis, la ville tient, mais ses forces ne progressent pas. Leur inexpérience les empêche de s’emparer de Brega et Ras Lanouf. A Misrata, les thuwar se sont extirpés du siège imposé par les forces kadhafistes. La ville s’organise et reçoit, via la mer, des cargaisons d’armes. Des combattants issus d’autres régions libyennes ou exilés à l’étranger rejoignent les insurgés désormais aguerris de la cité portuaire. Ils s’organisent pour avancer vers Tripoli, mais leur route est coupée par les forces kadhafistes qui tiennent Zlitan. Une jonction avec les troupes de Benghazi semble impossible : entre les deux poches rebelles se dresse la ville côtière de Syrte, d’où est originaire Kadhafi et qui reste loyale au régime.

Les «rats» des montagnes

Le sursaut viendra des montagnes du nord-ouest. Comme ailleurs, ses habitants s’étaient soulevés dès la mi-février, lorsque les premières manifestations à Benghazi ont éclaté. Mais, en quelques jours, face à la répression des forces de sécurité libyennes, ils passent sans hésiter à la contestation armée. Ils ont une revanche particulière à prendre sur le régime de Kadhafi : la majorité des habitants du djebel Nefoussa sont berbères. Le Guide libyen s’en méfiait, craignant d’éventuelles volontés séparatistes. Des dizaines de jeunes ont été emprisonnés pour avoir participé à des conférences sur la langue tamazight dans les pays du Maghreb. Dans ces discours, Kadhafi assimilait les Berbères à des «rats».

Les rebelles du djebel ont l’avantage du terrain. A la différence de ceux de l’est, ils ne combattent pas dans le désert, mais dans des montagnes, des collines et des vallées. Des grottes leur servent de refuges face aux tirs d’artillerie des forces kadhafistes. Le 21 avril, ils gagnent une bataille décisive : après trois jours de combats, ils s’emparent du poste frontalier de Dehiba. Les combattants berbères se sont assuré l’essentiel : une voie d’approvisionnement depuis la Tunisie. Peu à peu, ils avancent et font la jonction entre Nalut, à une cinquantaine de kilomètres de la frontière, et Zintan, à l’est. Ils reprennent Yefren, une ville perchée dans les montagnes, vidée de ses habitants par les forces du régime. Ils ne manquent pas d’armes. A chaque victoire contre les troupes libyennes, ils ont récupéré kalachnikovs et lance-roquettes. En mai, ils ont reçu des cargaisons de fusils d’assaut et de missiles antichars Milan parachutées par la France. Des membres des forces spéciales françaises et de la DGSE – «quelques dizaines au total», selon Mlegta – les aident à organiser leur logistique. A la fin du mois de juillet, les rebelles des montagnes Nefoussa sont aux portes des villes de Bir al-Ghanam et de Gharyane. Tripoli est à moins de 100 kilomètres.

Les «voisins» de la ville

Dans la capitale, les insurgés se préparent depuis plusieurs mois. D’abord de manière spontanée, en réaction à la violence de la répression des forces kadhafistes. «J’ai organisé une première manifestation pacifique le 17 février. Mais tout a basculé trois jours plus tard. Selon une rumeur, Kadhafi s’était sauvé au Venezuela. Des groupes de manifestants se sont formés dans plusieurs quartiers. Le carnage s’est produit quand ils se sont approchés de la place Verte. Les forces de sécurité ont ouvert le feu sur des civils désarmés. Les gens tombaient. J’ai réussi à me sauver, mais j’ai décidé qu’il fallait passer à la lutte armée», explique Mussa Mustapha Abusuneima, un activiste des droits de l’homme devenu l’un des quatre responsables des renseignements pour la rébellion de Tripoli. Des cellules se forment dans les quartiers. Chacune ne rassemble que quelques dizaines de personnes, des adolescents, des retraités. Une organisation se met peu à peu en place. «Nous avons décidé que chaque cellule devait être dirigée par un militaire, actif ou non. Et pour limiter les tentatives d’infiltration par des pro-Kadhafi, une seule personne au sein d’une cellule avait le contact d’un autre responsable de groupe. Dans certains quartiers, des habitants ne savaient pas que leur voisin faisait aussi partie de la rébellion», explique Talal Giuma, professeur de culture islamique et l’un des responsables de la coordination des cellules révolutionnaires dans la capitale libyenne.

Les rebelles se heurtent rapidement à un problème : le manque d’armes. «Nous avons demandé au quartier général de Zintan d’en parachuter, mais c’était trop compliqué. Ils ont aussi envoyé un bateau depuis la Tunisie, mais l’entrée du port était minée, nous n’avons pas pu récupérer le chargement», se rappelle Giuma. Les révolutionnaires s’approvisionnent en partie sur le marché noir, où une kalachnikov se vend plus de 3 000 dollars (2 190 euros). Ils en récupèrent auprès de soldats qui soutiennent le mouvement. «L’armée a toujours été maltraitée par Kadhafi, qui privilégiait ses propres brigades. Dès le début du soulèvement, nous avons été des dizaines à rejoindre la rébellion. Beaucoup l’ont fait en restant à leur poste. Kadhafi avait menacé de s’en prendre à nos familles si nous faisions défection», explique, sous condition d’anonymat, Ahmed, un officier. Ces militaires fournissent des renseignements sur les mouvements à venir de l’armée, l’emplacement de futurs barrages ou les prochains raids contre les cellules. Les rebelles s’en servent également pour mener des actions ciblées, contre des check-points ou des véhicules militaires. Surtout, ils s’entraînent en vue du «Jour Zéro», celui du soulèvement de Tripoli. «Nous allions dans des fermes, en banlieue. Les entraînements ne duraient pas plus de vingt minutes pour être les plus discrets possible», explique Mohammed Abdullah Adid, chef d’une cellule dans le quartier de Furnaj. Craignant d’être repérés, les 75 leaders changent de puce de téléphone mobile tous les trois ou quatre jours. Ils ne parlent qu’avec des codes. Pour joindre les coordinateurs de la rébellion, ils utilisent les téléphones satellites Iridium que leur a envoyés le centre de Djerba en juin. Mais plusieurs sont arrêtés. Abusuneima tombe à la fin juin après une attaque ratée contre Saïf al-Islam, fils et successeur désigné de Kadhafi. Torturé puis interrogé par Abdullah al-Senoussi, le chef des services secrets, il s’en sort en donnant les noms de rebelles dont il savait qu’ils s’étaient réfugiés en Tunisie. Il vivra la fin de la révolution dans une prison.

Objectif place Verte

Le 8 août, les rebelles de Tripoli reçoivent des armes acheminées depuis Misrata et Benghazi. Le lancement de l’attaque finale est programmé pour le 17. Comme espéré par les révolutionnaires, Kadhafi a commis l’erreur d’envoyer plusieurs garnisons protéger Brega, à l’est de la capitale. Les rebelles du djebel se lancent sur Zaouia, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Tripoli. Les combats durent plusieurs jours, mais les forces de Kadhafi finissent par abandonner. Le 19, la ville de Gharyane tombe aussi, bloquant la route du sud. L’avancée des thuwar est balisée par l’Otan, qui attaque ce jour-là 23 cibles.

Qui a donné le signal du «Jour Zéro», fixé au 20 août au coucher du soleil, après la prière ? Selon les responsables du CNT, leur leader, Moustafa Abdeljalil, s’en est chargé ce même jour lors d’un discours en affirmant que «le nœud se resserre» et en prévenant qu’un «bain de sang» se préparait. «Faux, rétorque Mlegta. Les cellules de Tripoli étaient déjà au courant.» Peu importe, finalement. Le dimanche 21 août, les thuwar, qui ont reçu l’aide de combattants de Misrata débarqués par la mer, investissent la place Verte où Kadhafi avait l’habitude de haranguer ses partisans. Les révolutionnaires de Tripoli attaquent des check-points et récupèrent des armes. Le 22 août, après des combats meurtriers, les rebelles détruisent au bulldozer le mur d’enceinte du bâtiment qui symbolise le pouvoir du Guide libyen : le complexe de Bab al-Aziziya. Il leur faudra encore quelques jours pour tuer ou arrêter les derniers loyalistes. Ils installent ensuite leurs premiers barrages dans la ville. Le plan a fonctionné, les rebelles ont pris Tripoli.

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