Finkielkraut, Zemmour, Houellebecq… La politique de la tension

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Finkielkraut, Zemmour, Houellebecq

L’identité plutôt que l’égalité, les indigènes contre les allogènes, l’obsession du déclin et le culte du ressentiment, les fantasmes d’une guerre intérieure à mener : quelle contrerévolution est aujourd’hui à l’œuvre ? Et comment s’y opposer ?

L’année 2014 n’aura pas été seulement celle du centenaire de la Grande Guerre. Pour certains, elle aura été l’annonce de la guerre à venir. En décembre dernier, le romancier Jean Rolin publie une fiction (Les Événements, P.O.L.) où il évoque une France ravagée par une guerre civile « à la bosniaque », opposant des milices parées de tricolore et des groupements islamistes, plus ou moins « modérés » ou « radicaux ». Ironie des logiques éditoriales, janvier 2015 voit sortir chez Flammarion le dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission. Est-ce la suite involontaire de Rolin ? Le romancier provocateur n’hésite pas, lui, à se projeter en 2022 : le leader d’un parti musulman, Mohammed Ben Abbès, polytechnicien et énarque comme il se doit, est élu président de la République contre… Marine Le Pen.

Chez Rolin, qui décrit sans prendre parti, la guerre civile à substrat religieux n’est qu’un possible suggéré par l’air du temps. Houellebecq, lui, choisit son camp. Il ne fait pas qu’enregistrer l’air du temps, il le parfume. Ou plutôt, il donne chair à une idée. Or, depuis quelque temps, l’actualité des idées a mis mis au premier plan la trilogie mortifère du déclin, de l’identité et de la guerre civile. De ce point de vue, 2014 aura été un festival.

Alain Finkielkraut, le futur académicien, donne le ton dès octobre 2013, en publiant chez Stock son Identité malheureuse. Il cite Maurice Barrès (« L’individu s’abîme pour se retrouver dans la famille, dans la race, dans la nation ») et évoque avec complaisance le très sulfureux Renaud Camus. Il n’en retient pas tous les termes ? Sans doute. Mais pour le philosophe comme pour l’essayiste d’extrême droite, la France devient « une auberge espagnole ». Le voile dans les pays musulmans ne le gêne pas en soi : ils sont chez eux et nous savons alors que ne sommes pas chez nous. Mais quand le voile est porté en France, « on ne se sent plus chez soi et la même sagesse se refuse à voir le port du niqab ou de la burqa (…) transformer nos mœurs en option facultative ». Chez nous, chez eux. « Eux » et « Nous »…

Allogènes, indigènesRetour ligne automatique
Quelques mois plus tard, en janvier 2014, le chantre du libéralisme, Nicolas Baverez, publie chez Perrin sa dénonciation décennale du déclin de la France (en 2004, il avait déjà offert sa France qui tombe). Ses Lettres béninoises (Albin Michel), sur le modèle des Lettres persanes de Montesquieu, décrivent une France au bord de la faillite en 2040. Trop d’État, trop de règles : on connaît le refrain. Ajoutons-y : trop de dépenses sociales, et trop d’État-providence. Mais voilà que, au même moment, on ressort une analyse formulée dès 2001 aux États-Unis par trois chercheurs américains (Alberto Alesina, Edward Glaeser et Bruce Sacerdote). « La fragmentation raciale est le meilleur facteur prédictif des dépenses sociales ». Si la redistribution est moins intense aux USA qu’en France, c’est que la population « majoritaire » fait le choix de refuser la redistribution qui bénéficie aux « minoritaires ». Ce ne sont pas les crises, le recul de l’industrie, le rapport inégal capital-travail, la poussée de l’extrême pauvreté qui sont responsables des difficultés, mais la « fragmentation raciale ». Traduisez en français : le mal vient du poids de l’immigration. « Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde », déclarait en 1989 un premier ministre de gauche qui flirta naguère avec le « gauchisme ». « Le Front national pose de bonnes questions », déclarait avant lui un autre premier de gauche. Nous n’en sommes plus désormais aux questions : les réponses sont devenues comme des idées reçues.

La preuve ? En septembre 2014, le géographe Christophe Guilluy publie sa France périphérique (lire « La gauche dans le piège de Guilluy »). Il pouvait expliquer que la logique du capitalisme mondialisé polarise les avoirs, les savoirs et les pouvoirs ; il pouvait ajouter que cette polarité s’exprime à toutes les échelles de territoires sans exception, métropole ou espace extra-métropolitain. Dans les deux cas, il aurait eu raison. Mais son argumentaire est plus rustique : il n’y a pas « des » France mais « deux » France, la « métropolitaine » et la « périphérique ». Or la banlieue est dans la France métropolitaine. Et voilà donc la grande erreur des gouvernants : ils ont porté toutes les attentions vers les « quartiers », donc vers les territoires de forte concentration immigrée. Au détriment de qui ? Mais des « natifs » de la France périphérique, bien sûr… Les allogènes plutôt que les indigènes.

En décembre dernier, Éric Zemmour n’a plus qu’à enfoncer le clou dans son Suicide français (Albin Michel). Comme le dit Renaud Camus depuis 2010, l’immigration a soumis le peuple français à un « Grand remplacement » auquel il faut « mettre un terme, par toutes mesures appropriées ». Zemmour n’y va pas non plus de main morte. Il y a désormais un « peuple dans le peuple », nous prévient-il, celui de « millions de musulmans ». Le problème, ajoute le polémiste, est que les élites françaises dominantes sont les « sympathiques bobos » qu’Alain Finkielkraut fustige lui aussi allègrement. Ce sont eux, affirme Zemmour, qui ont imposé leur triptyque « Dérision, Déconstruction, Destruction ». Or c’est ce bloc qui érode l’identité française et précipite le déclin de la vieille nation qui a renoncé à sa souveraineté dans tous les domaines sans exception, économique, social, culturel, familial même.

Zemmour, passeur par excellenceRetour ligne automatique
Il ne restait plus qu’à boucler la boucle avec la littérature. Houellebecq s’engage sans détour. La laïcité est morte, se lamente-t-il. C’est donc la victoire de « la » religion ? Que non pas : celle d’ »une » religion, l’islam. Au journaliste Sylvain Bourmeau qui l’interroge pour la revue littéraire Paris Review, le romancier explique que sa « satire », ne fait que condenser « une évolution à mon avis vraisemblable ». « À force de raconter des choses horribles, elle finissent toujours par arriver », se plaint le superbe Michel Simon dans Drôle de drame en 1937. Houellebecq va jusqu’au bout de la grande angoisse. En 2022, « on n’est plus chez nous ». Le grand fantasme s’est réalisé : les « minoritaires » d’hier sont devenus majoritaires, parce que les « majoritaires » d’hier – le peuple, le vrai, celui des autochtones… – n’ont rien vu venir.

Baverez, Finkielkraut, Guilluy, Zemmour, Soral… Les uns et les autres se citent volontiers, séparément ou ensemble, prudemment ou avec enthousiasme. Ils se congratulent et se complètent. Finkielkraut a été un des premiers à mener la critique de la « pensée 68 » ; il fait le lien entre le néo-conservatisme radical, les penseurs de la contre-révolution du XVIIIe siècle (Edmund Burke et Joseph de Maistre) et le nationalisme du XIXe siècle (Maurice Barrès). Guilluy cite Finkielkraut, est cité par Zemmour. Il donne la version « de gauche » de l’opposition entre « allogènes » et « natifs » et ne cache pas sa fascination pour Marine Le Pen. Zemmour est le passeur par excellence : il fait la synthèse de Baverez, de Finkielkraut et de Guilluy et il les ouvre vers le « Grand remplacement » de Soral. Un journaliste du Canard Enchaîné a écrit que « Zemmour est le Finkielkraut du pauvre ». À moins que ledit Finkielkraut ne soit lui-même le Zemmour du riche…

Or tout ce beau monde conduit vers le Front national. Celui-là engrange tranquillement, se réjouit de ce que l’immigration soit sur le devant de la scène. Il se repaît de l’idée que la gauche et la droite n’ont plus de frontières et que, tout compte fait, le Front national est le plus cohérent pour mettre en œuvre ce qui est désormais un bien commun : la défense du « petit », la peur de ne pas « être chez soi », la déférence à l’égard du travail, la haine du « cosmopolitisme » et du « bobo » qui en est le vecteur, la souveraineté de la nation… Le Front peut citer tout le monde et s’en démarquer à l’occasion. À la limite, la fille de Jean-Marie finit par paraître « modérée » à côté des outrances d’un Zemmour ou d’un Soral…

La guerre, paradigme du socialRetour ligne automatique
On ne peut plus se cacher qu’il y a, entre tous ces auteurs, un fil conducteur délétère et, plus encore, une logique intellectuelle face à laquelle aucune complaisance n’est plus possible. Le socle de cette révolution conservatrice à la française est double. D’un côté, on prend acte du fait que la redistribution publique a perdu de sa vigueur. On vitupère la mondialisation, mais on intériorise ses normes. Partant, la manne égalisatrice ayant décliné, il n’y a pas d’autre solution que d’en cibler les bénéficiaires : plutôt les « proches » que les « lointains », la « famille » que les « visiteurs », les « indigènes » plutôt que les « allogènes », les « natifs » plutôt que les « étrangers ».

D’un autre côté, on a totalement intériorisé l’idée que, la guerre froide étant achevée et le mouvement ouvrier étant en déclin, le conflit de classe traditionnel a laissé la place à un conflit de valeurs. Ce n’est plus l’égalité qui est au centre mais l’identité. Ce n’est plus l’inégalité des ressources, des classes et de positions qui est le moteur de l’histoire mais le « conflit des civilisations » dont Samuel Huntington nous a proposé la clé en 1996. Sacré bonhomme que celui-là ! En 1975, il est l’auteur avec Michel Crozier et Joji Watanuki du fameux rapport de la Commission trilatérale sur La Crise de la démocratie, centré sur l’idée que les limites du gouvernement démocratique doivent pousser vers la « gouvernance ». Après 1996, son livre The Clash of Civilizations est traduit en trente-neuf langues. Enfin, en 2004, il publie à New York un ouvrage qu’il intitule Qui sommes-nous ? Les défis de l’identité nationale de l’Amérique. La gouvernance, le choc des civilisations et l’identité : les bases de la contrerévolution moderne sont concentrées dans ces trois thèmes.

Tous trois portent en germe l’idée du déclin de l’Occident, du ressentiment devant la perte du « monde que nous avons connu » et de l’attirance-répulsion pour la violence et la guerre. La guerre, omniprésente et diffuse, qui devient le paradigme du social. Guerre intérieure, guerre extérieure : les frontières entre les deux se font imperceptibles. La guerre se fait de moins en moins entre les États et de plus en plus au sein des États, parachevant ainsi la lente évolution qui conduit la guerre du côté de la police, qui mêle la défense nationale et l’ordre intérieur, la guerre contre les pauvres et celle contre l’islam. La guerre qui domine ? Le droit s’efface devant la force, se suspend dès qu’il le faut, c’est-à-dire presque toujours. Si l’ennemi est partout, si le terrorisme de quelques infiltrés est le danger principal, l’état d’exception devient une règle de droit pérenne, Guantanamo est la métaphore d’une justice implacable. Pour éviter la guerre, pas d’autre solution que d’éliminer un des « camps » en présence. Le tarissement de l’immigration, voire le « Grand retour » après le « Grand remplacement » ne sont-ils pas les méthodes les plus réalistes ? « La remigration ou la guerre », proclame Soral, colombe armée des temps modernes.

Imposer une autre logiqueRetour ligne automatique
Il n’est plus temps de tergiverser. Edwy Plenel vient d’épingler avec brio le tandem Zemmour-Soral en dénonçant leur « idéologie meurtrière ». Il a mille fois raison. À cet enchaînement épouvantable, il convient d’opposer une autre logique, aussi claire que celle que l’on refuse.

1. Le monde ne va pas bien, non pas à cause de la guerre des civilisations, mais du fait que la mondialisation a imposé universellement les normes polarisantes de la concurrence et de la gouvernance. Le peuple va mal, non pas parce que le « vrai » peuple des « natifs » a été abandonné, mais parce que le capital a gagné son bras de fer avec le travail, parce que la finance spéculative a pris le contrôle, parce que la redistribution s’est tarie, parce que la régulation publique s’est effacée, parce que la loi a capitulé devant le contrat. Ce n’est pas la France qui décline, mais l’esprit public qui est en berne, la solidarité qui vacille et la démocratie qui s’essouffle.

2. Si la guerre indistincte devient notre horizon, c’est parce que la frustration et la désespérance sont devenues le lot commun de la majorité. Or elles ne sont pas l’expression d’une face sombre de l’humanité (l’homme est un loup pour l’homme) mais le produit construit de la perte du lien social. Et cette perte elle-même n’est que le fruit pervers d’une dérégulation néolibérale devenue la pierre angulaire, non pas de toute mondialité, de tout devenir humain partagé, mais de la mondialisation financière qui organise notre époque.

3. Le peuple au sens sociologique est dispersé par les effets de politiques privées et publiques suivies obstinément pendant plus de trente ans. Il est absurde d’ajouter de la division en opposant les plus pauvres et les moins pauvres, les stables et les précaires, la « banlieue » et la « périphérie », l’immigré et le natif. La dignité de tous et la reconnaissance de chacun sont indissociables. Pour être acteur politique, le peuple doit se rassembler, pas se disperser un peu plus. Il ne peut le faire sans projet partagé qui assure sa dignité commune et sa liberté, son émancipation et ses droits, garantis par la puissance publique.

4. Le ferment du ressentiment et de la peur, c’est la forte polarité qui déchire les territoires, du local au planétaire. Elle n’a rien de fatal ; elle est le résultat d’un système. Or aucun système n’est indépassable, dès l’instant où la volonté commune se forge qu’il convient de le dépasser.

5. Si cela est vrai, ce n’est pas l’identité qui doit être tenue pour le paradigme dominant, mais l’égalité couplée à la liberté. S’il est un problème, il n’est pas dans ce que les identités se perdent, mais dans ce que les inégalités se creusent. Le but, dans ces conditions, ne devrait pas se chercher dans l’identité retrouvée, mais dans l’égalité enfin assumée.

6. Le combat pour l’égalité se continue (c’est le seul socle possible pour une gauche dynamique). Il ne se reproduit pas à l’identique. L’égalité d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier, ni celle de « l’idéologie républicaine » (celle de la Troisième République), ni celle des « collectivistes ». La réponse à l’inégalité n’est pas l’uniformité ; l’antithèse du libéralisme n’est pas l’étatisme. Égalité et mise en commun devraient être les pivots de toute vision démocratique de l’avenir humain.

source : regards.fr

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